Les trois jours suivants se déroulèrent sans incident -et
sans que Roger réapparaisse. Dean passa tout son temps en
compagnie de Cam et Jacki. Ils bricolèrent dans la maison,
partagèrent leurs repas et nagèrent ensemble dans la piscine.
Leur relation se renforça comme si chacune de ces journées
avait duré un an. En un rien de temps, Dean partagea des
souvenirs avec ses sœurs. Ceux qu'ils tissaient ensemble et
ceux qu'elles lui racontaient de leur enfance sous la férule de
tante Lorna.
Cam racontait les frasques de Jacki comme autant
d'occasions de se faire des cheveux blancs, et Jacki se lançait
dans des imitations de sa sœur à qui elle prêtait l'attitude et
les intonations d'une institutrice revêche. Ni l'une ni l'autre
n'en prenaient ombrage et elles montraient beaucoup
d'humour. Les deux sœurs s'adoraient ouvertement et se
faisaient confiance. Dean enviait cette connivence tout en la
redoutant, mais lorsqu'il baissait sa garde, il avait
l'impression de former un trio complice avec elles.
Si Cam n'avait pas été aussi perturbée par l'absence de
Roger, ils auraient pu connaître trois jours de rêve.
Le soir, Dean retrouvait Eve et leurs conversations lui
permettaient de faire le point. D'après elle, on devait pouvoir
tout partager et compter sur un soutien mutuel, entre frères et
sœurs. C'était la relation qu'elle avait avec son frère, et Dean
lui faisait confiance sur ce point. L'idée d'entretenir des liens
aussi forts avoi ses sœurs demeurait cependant difficile à
envisage pour quelqu'un d'aussi indépendant que lui.
—
Quand aura lieu ton prochain combat ?
Assise par terre, le dos appuyé au mur, Cam le regardait
réparer le plafond de la chambre de Lorna. Soi incessant
bavardage aurait dû le déranger, mais i prenait un réel plaisir
à leur complicité naissante.
La plupart du temps, Lorna s'était prudemmen tenue à
distance, mais depuis qu'il était entré dans sa chambre, elle
venait perpétuellement rôder sur le seuil, espérant sans doute
le surprendre en train de faire main basse sur ses bijoux ou
de fouiller dans son armoire. La question que venait de poser
Cam lui fit dresser l'oreille.
— Mon entraîneur est en train de mettre un projet sur
pied. Une sorte de reportage, si j'ai bien compris, répondit
Dean qui rebouchait les trous du plafond perché sur un
escabeau.
— Un reportage sur toi ?
— D'après Simon, des caméras me suivraient pendant les
six semaines de mon entraînement avant de filmer le combat
proprement dit.
-^- Cela signifierait-il que tu as l'intention de nous quitter
bientôt ? s'enquit Lorna d'un ton plein d'espoir en pénétrant
dans la chambre.
— Je n'ai pas encore pris ma décision, répliqua-t-il, ravi
de la décevoir. De toute façon, même si j'accepte, je
reviendrai. Les filles ne t'ont rien dit?
— C'est Simon qui se charge d'organiser tout cela ?
poursuivit Cam dans le vain espoir de faire diversion.
— M'aurais-tu fait des cachotteries, Cam ? demanda
Lorna d'un ton plus angoissé que furieux. Quels sont les
projets de cet intrus ?
— J'ai décidé de réinstaller ici définitivement, expliqua
Dean.
— Quoi ? s'écria Lorna d'une voix suraiguë. Ah, non !
En fait, Dean n'avait jamais pris cette décision. Ce
coup de bluff ne lui ressemblait pas, mais il n'avait pu
résister à la tentation de faire peur à Lorna.
Malheureusement, Cam bondit aussitôt sur ses pieds, tout
excitée.
— Tu parles sérieusement ?
Dean faillit revenir sur son impétueuse déclaration, mais
Cam n'avait pas eu l'air aussi heureuse depuis le départ de
Roger.
— Oui, répondit-il en descendant de l'escabeau, le sourire
aux lèvres. Pourquoi pas ?
Cam se jeta dans ses bras, moitié riant, moitié pleurant.
— Oh, Dean, c'est merveilleux ! Pourquoi Eve ne
m'a-t-elle rien dit ?
Dean la serra dans ses bras comme s'il avait fait cela toute
sa vie.
— Sans doute parce qu'elle ne le sait pas encore.
Lorna, qui s'était ressaisie, plissa les yeux d'un air
mauvais et sa bouche forma un pli haineux.
— Je ne vois pas pourquoi il en parlerait à cette fille. Elle
n'est pas de la famille, ce n'est qu'une...
— Parce qu'il est amoureux d'elle, l'interrompit Cam,
serrant toujours son frère dans ses bras.
Cette fois, ce fut au tour de Dean de perdre contenance.
Entendre Cam formuler à voix haute son secret le plus
précieux lui vida les poumons d'un seul coup. Cam lui pinça
gentiment la taille avec un grand sourire.
— Allons, Dean ! Tu ne pensais quand même pas que je
passerais à côté d'une telle évidence !
— Je ne la connais pas depuis assez longtemps pour être
amoureux d'elle, tenta-t-il maladroitement de se justifier. Et
tu ne me connais pas depuis assez longtemps non plus pour
deviner mes sentiments. Je pourrais me comporter comme ça
avec toutes les femmes.
— Vraiment ? fit Cam d'un air malicieux.
Dean repensa à Tiffany, la groupie qu'il avait trouvée chez
lui au réveil, après son dernier combat. Une belle fille,
sympathique et séduisante. Plus que partante pour s'amuser
avec lui. Et passionnée de sports de combat. Pourtant, il
n'avait pas hésité à lui demander de partir.
— Non, reconnut-il. Je ne me comporte pas comme ça
avec toutes les femmes.
— On dirait que ça te rend triste.
— C'est assez perturbant, si tu veux tout savoir.
Le sourire de Cam s'adoucit.
— Je ne vois pas pourquoi. L'amour est quelque chose
d'imprévisible, mais quand il frappe à la porte, on sait que
c'est lui.
Eve lui avait-elle fait des confidences ?
— Tu crois qu'elle m'aime ?
— Il a suffi qu'elle pose les yeux sur toi pour qu'elle se lie
comme elle ne l'a jamais fait avec personne d'autre
auparavant. Je trouve ça magique.
— Je ne vois pas ce que ça a de magique, marmonna
Lorna d'une voix à peine humaine.
Dean lui jeta un coup d'œil et fut choqué par l'expression
de souffrance et de colère qui déformait ses traits. Lorsque
Lorna oubliait de se composer un masque, elle ressemblait à
une affreuse sorcière. Saisie également, Cam s'approcha
d'elle.
— Tante Lorna...
— Non ! s ecria-t-elle en reculant. Tu ne vois donc pas
qu'il veut nous envahir? Cet homme est calculateur et
malfaisant, ma petite fille. Il s'est déjà débarrassé de ton
fiancé ! Quelle preuve te faut-il de plus?
— Dean n'a rien à voir avec ça, Lorna. Roger et moi avons
besoin de faire le point.
— Comment y arriverez-vous s'il est parti ? rétorqua-t-elle
méchamment.
— Il va bientôt revenir, affirma Cam d'un ton qui
manquait cependant de conviction.
— Tu n'aurais jamais dû laisser Dean vous séparer.
Financièrement, Roger était notre seule chance, se mit-elle à
soliloquer d'une façon de plus en plus incohérente. Il te l'a
proposé. Il voulait t'aider. Il est riche et généreux. Un
excellent parti. Mais tu n'as pas cessé de le repousser. Et
maintenant, tu te réjouis parce que celui-là s'incruste ?
Face à l'outrageante accusation de sa tante, Cam ilurcit sa
position.
— Je veux que Dean reste parce que c'est mon frère. ton
neveu, tante Lorna.
— Je ne l'ai jamais reconnu comme tel, répliqua Lorna en
gratifiant Dean d'un coup d'œil dédaigneux, et ce n'est pas
aujourd'hui que je le ferai.
Cam parut estomaquée, mais Dean se contenta de croiser
les bras. Jusqu'où Lorna oserait-elle aller? Allait-elle enfin
dire pourquoi elle le méprisait autant? Qu'avait bien pu faire
un garçon de huit ans pour mériter tant de haine ?
— Ça suffit, trancha Cam.
Mais Lorna n'avait pas fini de cracher son venin.
— Tu es folle de lui faire confiance, ma petite fille.
Grover l'a élevé à son image. Pour l'instant, il fait le gentil
grand frère, mais c'est uniquement pour prendre possession
des lieux. Bientôt, il nous réclamera de l'argent et nous
jettera à la rue comme des malpropres.
Attends un peu, tu verras si je me trompe !
Cam se tourna vers Dean, sans doute dans l'espoir de
l'entendre se défendre. Mais il n'avait pas l'intention de le
faire. Il n'avait pas à se justifier devant Lorna.
— Tu es comme eux, lança-t-elle en se rapprochant de lui
pour agiter un poing décharné sous son nez. Ils t'avaient déjà
contaminé et je ne pouvais plus rien pour toi, mais les filles
étaient encore des bébés et ils n'avaient pas encore déteint
sur elles.
— De qui parles-tu ? demanda Cam, déboussolée.
— Tais-toi, Lorna, intervint Dean.
— C'est toi qui voulais qu'elles sachent, l'accusa-t-elle. Tu
as menacé de le leur dire toi-même !
— J'ai changé d'avis.
— Tant pis pour toi !
— De nous dire quoi ? s'enquit Cam en élevant la voix
pour attirer leur attention.
— Tes parents étaient dépravés et alcooliques. C'est de ça
que j'ai toujours cherché à vous protéger, répondit Lorna en
pressant un poing vertueuxsur sa poitrine. Et c'est pour ça
que je l'ai chassé, ajouta-t-elle en désignant Dean de son
ongle manucure,
— Tais-toi maintenant, Lorna, exigea calmement Dean.
Ça suffit.
— C'est pour ça que je me suis montrée stricte avec vous
et que je ne vous ai jamais gâtées, poursuivit-elle sans tenir
compte de son interruption. C'est le sang de vos parents qui
coule dans vos veines, et je ne pouvais pas tolérer que
l'alcool vienne...
— Bon sang ! Tu vas la fermer, oui ! rugit Dean en
marchant sur elle sans trop savoir ce qu'il comptait faire.
Cam l'arrêta en posant une main sur son torse.
— Ne t'inquiète pas, Dean. Je savais déjà tout ça.
Jacki aussi.
Dean la contempla, éberlué. Lorna pâlit.
— Non, dit-elle en secouant la tête. J'ai tout fait dis-
paraître. Les lettres, les photos...
— Moi, ajouta Dean.
— Mais pas les souvenirs, intervint doucement Cam. Les
gens parlent, tante Lorna. Je les ai entendus, c'était
inévitable.
— Impossible, s'obstina-t-elle en secouant furieusement la
tête. J'ai tout fait disparaître. Tout. Avoue que tu racontes
n'importe quoi !
— Je ne voulais pas te faire de peine, expliqua Cam en
s'approchant d'elle.
Une fois de plus, Lorna battit en retraite.
— Tu mens ! C'est lui qui te l'a dit, hein ? cracha-t-elle en
se tournant vers Dean.
— Dean n'a pas eu besoin de m'en parler, répliqua Cam en
lui prenant les mains. Ce que les gens disent de nos parents
n'a aucune importance, tante Lorna. Jacki et moi, nous
t'avions, toi, et nous apprécions tout ce que tu as fait pour
nous.
— Oui, admit Lorna en respirant un peu plus calmement.
Oui, j'étais là pour vous. Je serai toujours là. Vous ne
laisserez pas Dean tout gâcher.
Dean se demanda de quelle abomination Lorna pouvait
bien s'obstiner à le suspecter.
— Tu te trompes au sujet de Dean, insista Cam. C'est
quelqu'un de bien. Je sais que tu as fait ce que tu estimais être
juste, mais tu n'aurais pas dû le chasser.
— Non, je n'aurais pas dû, acquiesça Lorna, le regard dans
le vague. C'était une erreur. Maintenant il est revenu et il va
se venger.
— Se venger? répéta Cam en fronçant les sourcils. Mais
c'est absurde !
— Il me hait. C'est bien naturel, après tout. Je te dis qu'il
me jettera dehors.
— Dean ne jettera personne dehors, déclara Eve depuis le
seuil de la chambre. Il aime ses sœurs et si tu lui en laissais la
possibilité, il t'aimerait aussi, Lorna.
Dean, qui s'était senti de plus en plus mal à l'aise au fur et à
mesure que Lorna parlait, ressentit un intense soulagement en
la voyant apparaître.
— Bonjour, toi !
— Bonjour, toi aussi, répondit-elle en lui souriant avant de
se diriger vers Cam. Ça va, Cam ? s'enquit-elle d'un ton
inquiet.
Dean se tourna vers sa sœur et s'aperçut qu'elle était
devenue toute pâle.
— Cam?
Que s'était-il passé ? Avant qu'Eve n'apparaisse, Cam
rassurait Lorna et son attitude n'avait rien de commun avec la
vulnérabilité qui émanait d'elle, subitement. De grosses
larmes embuaient ses yeux et elle détourna la tête d'un
mouvement impatient quand il croisa son regard.
— C'est vrai, ce que dit Eve ?
Dean ne comprit pas sa question. La situation lui échappait
complètement.
— À propos de quoi ?
Lorna prit la main de Cam et la tapota d'un geste apaisant.
— Allons, allons, ce n'est pas le moment de craquer.
Roger reviendra vers toi et il t'aidera à tout arranger si tu
veux bien le laisser faire.
Cam secoua la tête.
— C'est vrai, Dean ? demanda-t-elle à son frère. Tu nous
aimes, Jacki et moi ?
C'était donc ça qui la faisait pleurer?
— Comme toujours, je tombe à pic ! tonitrua Gregor en
surgissant derrière Eve. Pas vrai, Dean?
Irrité de cette intrusion, Dean pivota vers lui... et s'aperçut
que Simon l'accompagnait, suivi de Jacki, visiblement
subjuguée par la prestance de son entraîneur.
Eve lui jeta un coup d'oeil, détourna les yeux, puis le
regarda à nouveau.
— Ô mon Dieu !
— Qui est-ce ? s'enquit Cam en essuyant ses larmes.
Amusé, Dean secoua la tête. Simon produisait toujours cet
effet-là sur les femmes. Contrairement à de nombreux
combattants, il ne présentait ni oreilles en chou-fleur, ni
cicatrices, ni tatouages. Très grand, musclé etJe crâne lisse,
Simon ne passait jamais inaperçu. Bizarrement, les femmes
émettaient plus souvent des compliments sur son crâne
chauve - un style qu'il avait adopté depuis des années pour
des raisons pratiques et qu'il avait conservé après avoir mis
fin à sa carrière de combattant - que sur ses grands yeux
bruns, qu'il avait pourtant fort beaux. Simon devait
également à son succès auprès des femmes un surnom bien
moins agressif que le Ravageur ou le Maniaque. Lors de son
premier combat, ses admiratrices l'avaient baptisé le
Sublime. Un surnom qui lui allait comme un gant.
— Mesdames, annonça Dean, je vous présente Simon
Evans, qui me tient lieu d'entraîneur, de manager,
d'imprésario et de bien d'autres choses encore.
— J'avais hâte de rencontrer les sœurs de mon poulain,
assura
celui-ci.
Lesquelles
de
ces
demoiselles
s'enorgueillissent-elles de ce lien ?
Cam et Jacki levèrent la main.
— Ah, ah ! fit Simon en calant ses poings sur ses hanches.
Voilà donc l'explication!
— Quelle explication ? s'étonna Gregor.
— Le tatouage de Dean. Un rosier à trois branches,
poursuivit Simon avant que Dean ait eu le temps d'intervenir.
Deux tiges graciles ornées de boutons de roses et une autre
tige plus épaisse et bardée d'épines.
— Et alors ? demanda Gregor.
Dean s'accroupit en leur tournant le dos sous prétexte de
ranger ses outils.
— Ce rosier représente Dean et ses sœurs, évidemment !
déclara Simon.
Dean sentit tous les regards converger sur sa nuque et eut
l'impression que son cœur dégringolait dans ses chaussures.
— Maintenant que je suis en présence de ses sœurs, je sais
laquelle de ces trois tiges représente Dean, se moqua Simon.
Dean tenta une sortie discrète, mais Eve et ses sœurs l'en
empêchèrent et le dévisagèrent de cet air d'extase
qu'adoptent les femmes quand elles estiment qu'un homme a
fait quelque chose de remarquable.
— Ce n'est rien, maugréa-t-il. Ce n'est pas la peine d'en
faire tout un plat, ça ne veut rien dire du tout.
— Heureusement que tu as fait faire ce tatouage avant de
nous connaître, sinon j'aurais été persuadée que tu avais
pensé à moi pour la tige bardée d'épines ! s'esclaffa Jacki.
— Les recherches que je t'avais demandé de faire ont
donné des résultats ? lança Dean à Simon d'un ton
faussement dégagé.
— On doit bientôt me téléphoner pour me donner une
réponse.
— Quand, exactement ?
— D'un instant à l'autre.
Dean hocha la tête. Si Roger avait quelque chose à cacher,
il ne tarderait pas à le savoir.
— Suis-moi, dit-il à Gregor.
— Où ça ?
— Au gymnase. J'ai réservé une salle.
— C'est vrai ?
— Ouais ! Maintenant que ce gros bavard de Simon est là,
on va pouvoir faire l'entraînement que je t'avais promis.
Dean s'éloigna dans le couloir sans attendre de savoir s'il
était suivi.
— Je ne veux pas m'entraîner avec lui, moi, entendit-il
marmonner Gregor dans son dos. Il va me réduire en bouillie
dans son état d'humeur !
— Il te réduira en bouillie de toute façon, imbécile !
rétorqua Simon.
Dean se dépêcha de dévaler les marches de l'escalier pour
échapper à tout ce petit monde. Parvenu dans la cuisine, il se
demanda ce qui lui arrivait.
Pour la première fois de sa vie, il se surprenait à fuir au
lieu d'affronter les problèmes. Tout ça pour un tatouage qu'il
s'était fait faire quand il avait quatorze ans ! Il secoua la tête
et se prépara à affronter la suite des événements.
Quelques minutes plus tard, tout le monde l'avait rejoint
dans la cuisine. Lorna, ressemblant plus que jamais à une
folle échappée de l'asile, grommelait des propos indistincts ;
Cam et Jacki, entre deux coups d'oeil intéressés vers Simon,
discutaient de l'éventuel emménagement de Dean ; Gregor
prévenait fermement Simon que Jacki était chasse gardée, et
Simon l'envoyait paître... et Eve s'approchait de lui.
— Il faut que tu parles de Roger à ta sœur, lui souffla-
t-elle à l'oreille.
— Gnagnagna, répondit-il.
Il était fou de cette femme.
— Tu as vraiment l'intention de te battre avec Gregor?
s'inquiéta-t-elle.
— Un petit entraînement n'a rien à voir avec un vrai
combat, mais lui cogner dessus m'aidera à faire baisser la
pression.
— J'aurais bien un autre moyen à te proposer, répli-qua-t-
elle d'une voix traînante en effleurant son torse.
Dean immobilisa sa main.
— Ne joue pas avec moi, fillette...
Ravie, Eve éclata de rire et se pencha vers lui.
— Je veux dire que je suis à nouveau disponible
pour des activités intimes, lui glissa-t-elle à l'oreille.
Dean eut l'impression que le bruit des conversations
baissait d'un seul coup dans la pièce. Sans lâcher la main
d'Eve, il l'attira vers la porte qui donnait sur la terrasse.
— Dean ! chuchota-t-elle en essayant de récupérer sa
main.
— Rien qu'une minute...
— Plus tard !
— Je ne peux pas attendre, décréta-t-il en ouvrant la porte.
— Où croyez-vous donc aller comme ça? lança Lorna.
Dean s'immobilisa et déglutit. L'érection qu'il présentait
ne lui permettait pas de se retourner. Pas devant ses sœurs,
son entraîneur, Gregor et Lorna !
— Nous ne partons pas, répondit Eve. J'ai quelque chose à
dire à Dean. Nous revenons dans une minute !
— Moi, je dirais plutôt une demi-heure, fit mine de
murmurer Gregor.
— Je partage ton estimation, acquiesça Simon. Dean
manque de subtilité, il faudra que je travaille là-dessus avec
lui.
— De quoi parlez-vous ? s'impatienta Lorna.
Eve gémit. Dean lui fit franchir la porte, traverser la
terrasse et le jardin, et ne s'arrêta que lorsqu'ils eurent atteint
le couvert des arbres. Il la plaqua contre un tronc et plaça ses
mains de part et d'autre de son corps. Eve le repoussa.
— N'y pense même pas, Dean, le prévint-elle.
— J'y pense déjà, Eve. Je suis désolé.
— Tu es vraiment incorrigible, s'esclaffa-t-elle.
— J'ai mal, Eve. Je vais mourir si tu ne m'aides pas.
— Pauvre petite chose, répondit-elle en se hissant sur la
pointe des pieds pour l'embrasser. Je peux annuler certains de
mes rendez-vous et on se retrouve chez moi d'ici à quelques
heures, si tu veux.
— D'ici à quelques heures ? grommela-t-il.
— Désolée, mais je ne peux vraiment pas annuler mes
rendez-vous de ce matin.
Dean jeta un coup d'œil vers la maison et découvrit que
tout le monde était sorti sur la terrasse pour les observer.
— Je ne peux même pas espérer t'extorquer un
avant-goût de la chose, avec le public qu'on a.
Eve suivit son regard et frémit.
— Non. De toute façon, il faut que tu parles de Roger avec
Cam et...
— Eve...
— ... et que tu décides ce que tu vas faire au sujet de
Lorna. Je ne supporte plus de la voir harceler Cam comme
ça, sous prétexte que Cam refuse de te haïr.
— Qu'est-ce que tu dirais si je la flanquais dehors, comme
elle le craint tellement ?
— Non. Ce ne serait même pas drôle. Au fait, Dean,
ajouta-t-elle en jetant un autre coup d'œil vers la maison, tu
ne m'avais pas dit que ton entraîneur était beau comme un
dieu.
— Les hommes ne disent pas des choses comme ça.
— J'espère que ça ne te dérange pas que je le trouve beau?
— Tu n'es pas la seule, figure-toi, répliqua-t-il avant
d'embrasser le bout de son nez. Et ça ne me dérange pas. Ça
prouve que tu n'es pas aveugle, et je sais que tu n'es pas le
genre de fille à fréquenter deux hommes à la fois.
— Tu es sûr de me tenir, alors ? C'est bien ce que tu viens
de dire, non ?
— Non, je viens de dire que tu es une femme honorable,
répondit-il tendrement.
— Je préfère ça. Bon, il faut vraiment que je me sauve,
soupira-t-elle. Promets-moi de parler à Cam.
— Tu n'étais pas là, mais Lorna lui a déjà bien cassé les
pieds. Je crois que le moment est mal choisi.
— Prétexte ! Cam a le droit de savoir ce que tu penses.
Promets-le-moi.
— Si c'est tellement important pour toi, d'accord.
— Merci, souffla-t-elle. Je voulais aussi te demander, ton
tatouage...
— Je refuse de parler de ça !
— D'accord...
— Je suis sérieux, Eve.
— Je sais, dit-elle, le regard brillant de malice. Mais est-ce
que l'interprétation de Simon était correcte ?
Dean s'éloigna de trois pas, puis revint vers elle.
— Oui, son interprétation était correcte, là ! Et je ne dirai
rien de plus à ce sujet !
— Mais c'est tellement...
— Je t'interdis de prononcer le mot mignon.
— J'ai le droit de dire noble ? demanda-t-elle d'un ton
sérieux.
Noble?
— C'est censé être une plaisanterie ?
Eve secoua la tête.
— Qu'un garçon de quatorze ans se soucie assez de ses
sœurs qu'il n'a pas vues depuis six ans pour vouloir
conserver leur souvenir dans sa chair, me paraît très noble.
Dean l'observa en silence. Eve ne verrait-elle jamais que
ses bons côtés ? Il le souhaitait de tout cœur.
— Tu sais ce que je pense ? s'enquit-il en se rapprochant
d'elle.
— Non, quoi ?
— Je pense que tu veux que je te fasse l'amour et que c'est
pour ça que tu me couvres de compliments !
Eve éclata de rire et se dirigea vers la maison.
— Comment as-tu deviné ? Deux heures, ça te va ?
— Compte sur moi !
— Je t'attendrai ! lança-t-elle avant de piquer un sprint
jusqu'à sa voiture.
Cam regarda Simon s'éloigner en compagnie de Gregor et
Jacki, depuis la porte d'entrée. Même de dos, il était d'une
beauté à couper le souffle. Depuis la pointe des pieds
jusqu'au sommet de son crâne lisse, Simon Evans possédait
tout ce qu'il faut pour mettre les sens d'une femme en
ébullition.
C'était la première fois que Cam rencontrait quelqu'un
comme ça. Quand il la regardait, elle pouvait à peine respirer
et encore moins parler. Et quand il bougeait...
Cam lui jeta un dernier regard en frissonnant, avant de se
forcer à refermer la porte. Elle plaignait la femme qui unirait
ses jours à un tel homme. Elle-même n'en aurait jamais
trouvé le courage. D'autant que Roger -malgré tous ses
défauts - avait déjà su gagner son cœur.
Il lui manquait tellement.
Lorna, qui refusait pour une raison étrange de la laisser
seule en compagnie de Dean, arpentait la pièce derrière elle.
Sa tante se comportait comme si Dean était animé de
mauvaises intentions.
La façon dont elle l'avait insulté et rendu responsable de
tous les problèmes l'avait excédée. Mais comme sa tante
semblait sur le point de se briser chaque fois qu'il était
question du passé, elle n'avait pas osé dire ce qu'elle pensait.
Tante Lorna avait dû faire beaucoup de sacrifices pour les
élever. Elle était encore jeune et célibataire lorsque leurs
parents étaient morts.
Cam ne pouvait pas davantage oublier cela qu'elle ne
pouvait renoncer au bonheur d'avoir retrouvé son frère.
Heureusement que Roger lui avait fait part des rumeurs
qui circulaient au sujet de ses parents. Elle avait été choquée
d'apprendre qu'ils n'avaient jamais été très aimants, mais
Roger avait eu l'intelligence de l'avertir avant qu'elle soit
confrontée à l'inévitable résurgence d'un passé enfoui.
Cela lui avait permis de comprendre ce qui avait incité
Lorna à leur interdire aussi farouchement toute
consommation d'alcool, ainsi que sa sévérité à leur égard.
Ses parents avaient causé un énorme scandale, et Lorna
s'était retrouvée avec deux enfants sur les bras au milieu
d'une avalanche de spéculations et de ragots en tout genre.
Non, rectifïa-t-elle mentalement. Pas deux enfants. Trois.
Lorna avait chassé Dean sans ménagement.
Sa tante se souciait avant tout des apparences, et elle avait
dû vivre un véritable calvaire quand il avait fallu affronter
les voisins et leurs questions indiscrètes. Elle avait fait de
son mieux. Elle n'avait sans doute pas été parfaite, mais elle
n'avait pas non plus été épouvantable.
En temps ordinaire, Lorna prenait toujours grand soin de
ses cheveux et de ses vêtements, mais ces derniers jours, elle
se laissait complètement aller et avait l'air de plus en plus
hagard. Ce comportement inquiétait beaucoup Cam. Elle ne
s'était jamais doutée que sa tante entretenait une telle crainte
d'être jetée à la rue.
Dean passa la tête dans l'entrebâillement de la porte.
— J'aimerais te parler, si tu as une minute. Dans la
cuisine, ajouta-t-il en jetant un coup d'œil à Lorna. J'ai
préparé des sandwichs.
— Ton entraîneur est superbe, déclara Cam au lieu de lui
répondre directement.
— Il paraît, oui, admit-il en souriant.
— Il est éblouissant, renchérit Lorna en continuant à
marcher de long en large. Tu as plus d'amis que je ne le
pensais.
— Et ça te dérange ? rétorqua Dean.
Cam ne tenait pas à ce qu'ils recommencent à se
chamailler. Elle adorait Dean. Mais il était jeune et plein
d'énergie, alors que sa tante était une dame de soixante ans
qui avait peur de l'avenir.
— Dean... souffla-t-elle d'un ton de reproche.
— Vos parents avaient des amis, poursuivit Lorna à voix
basse. Des amis dépravés, menteurs et infidèles, précisa-t-
elle en regardant Dean, les yeux plissés.
— Tante Lorna, tu ne peux pas comparer Dean à nos
parents, objecta Cam d'un ton raisonnable. Il n'est pas du tout
comme eux.
— Peut-être pas, concéda-t-elle à leur grande surprise en
se raidissant. Tu semblés différent, c'est vrai. Plus fort. Plus
solide qu'eux. Il n'empêche... Si tu n'étais pas revenu, le
passé serait resté enfoui.
— Non, intervint Cam. Le passé ne disparaît jamais. Les
choses les plus épouvantables finissent toujours par refaire
surface, généralement au moment où l'on s'y attend le moins.
— Sur ce point, tu as tout à fait raison, approuva Lorna
avec un sourire sincère.
Ce sourire incita Cam à se demander si sa tante acceptait
enfin de reconnaître Dean comme un membre de la famille.
— Il ne faut pas que cela te perturbe, Lorna. Il vaut mieux
que tout le monde sache la vérité, c'est plus sain.
— Je n'aurais pas dû rejeter la faute sur toi, acquiesça la
tante en se tournant vers Dean. Je suis responsable, au fond.
Je n'ai pas su gérer la situation comme il l'aurait fallu.
Dean échangea un regard surpris avec Cam, avant de
répondre :
— Cam et Jacki sont superbes, Lorna. C'est toi qui les as
élevées et c'est très important.
— Oui, c'est vrai. Je te remercie, dit-elle en croisant les
mains et en penchant la tête sur le côté d'une manière
étrange. Que d'échanges d'amabilités, aujourd'hui !
Cam se mordit la lèvre.
— Cam et Jacki sont très faciles à vivre, commenta
sobrement Dean.
— Et Eve ? demanda Lorna en se rapprochant de lui. Est-
il vrai qu'elle fait partie des raisons qui t'incitent à rester?
— Eve est une très belle personne, tante Lorna, s'empressa
d'affirmer Cam.
Lorna parut réfléchir longuement à cela.
— Étant donné que c'est ta meilleure amie, elle a
forcément des qualités.
C'était bien la première fois que Cam l'entendait dire
quelque chose d'aussi aimable à propos d'Eve. Elle sourit.
Dean les aimait, Jacki et elle. Sa tante s'adoucissait. Petit à
petit, tout s'harmonisait à Harmony. Si seulement Roger
revenait, Cam se sentirait enfin en paix.
— Je meurs de faim ! lança-t-elle d'un ton enjoué.
— J'aimerais entendre ce que Dean a à te dire, déclara
Lorna en lui emboîtant le pas.
— Désolé, trancha celui-ci, mais c'est personnel.
— Non, répliqua Lorna d'un air buté. Quels que soient les
problèmes que nous avons traversés, Cam n'en demeure pas
moins ma nièce. Comme tu viens de le dire, je l'ai élevée et
je me soucie d'elle. Je suis en droit d'écouter.
Cam ne pouvait pas en vouloir à Dean d'avoir cherché à
évincer Lorna. Elle l'indisposait. Lorna l'indisposait aussi
elle-même, parfois. Elle prit cependant le parti de sa tante,
afin d'éviter des querelles inutiles.
— Elle peut rester, Dean. Ça ne me dérange pas, assura-t-
elle en s'asseyant.
Dean haussa les épaules et s'installa en face d'elle, tandis
que Lorna restait debout.
— Il ne s'agit pas du passé de notre famille, Cam, la
prévint-il. C'est de Roger que je veux te parler.
— De Roger? s'étonna-t-elle.
— Cet homme est un saint, décréta Lorna. Il a pris soin de
nous et nous a apporté son aide quand nous étions dans le
besoin...
— Il a crevé les pneus de ma voiture, leur apprit Dean. Et
c'est lui qui a scié un barreau de l'échelle.
Cam fut incapable d'articuler un mot. Dean lui prit la
main.
— Il m'a aussi tiré dessus.
— Tiré dessus ? répéta Cam avec un petit rire incrédule.
Mais, Dean, Roger ne possède pas d'arme !
— Peut-être pas d'arme à feu. Mais on m'a tiré dessus au
paintball. Et je te prie de croire que ce n'était pas dans
l'intention de me faire une blague. Si j'avais été touché à la
tête, j'aurais pu y laisser ma peau.
— Mais... c'est absurde, dit-elle en se tournant vers sa
tante qui semblait aussi choquée qu'elle.
— Je suis navré, Cam, assura Dean en lui pressant la
main. Je sais que ça paraît fou, mais je ne vois pas qui d'autre
aurait pu faire ça. Roger savait que je devais aller chez Eve,
la nuit où on a crevé mes pneus devant chez elle. Il peut
entrer ici quand il veut. Et c'est devant son hôtel qu'on nous a
tiré dessus, Gregor et moi.
Cam secoua la tête.
— Je suis sûre qu'il y a une autre explication.
— En apparence, il n'y a aucune preuve tangible, mais
quand Roger reviendra, j'ai l'intention de parler avec lui, car
pour couronner le tout, il a quitté la ville juste après le
dernier incident.
— Parce que j'ai refusé de l'épouser.
— Ou parce que j'ai appelé la police.
Lorna posa une main sur l'épaule de Cam.
— Je pense que tu devrais partir, Dean. Tu as causé assez
de dégâts comme ça.
— Non, protesta Cam en tapotant la main de sa tante.
Dean est ici chez lui.
— Chaque chose en son temps, ma belle, dit-il en se
levant. Mais si Roger te contacte, promets-moi de m'avertir.
— Je ne sais pas...
— Je ne lui ferai pas de mal. Je veux simplement lui
parler. Si je me trompe, Roger n'aura aucun mal à se
disculper et je serai ravi de lui présenter mes excuses. Mais
d'ici là, je ne veux pas que tu te retrouves seule avec lui.
— Dean a raison, approuva Lorna à sa grande surprise. Il
vaut mieux être prudente. Une fois que Dean lui aura parlé,
ce ne sera plus qu'un mauvais souvenir.
— D'accord. Je te préviendrai s'il me contacte.
— Merci, Cam. Au fait, étant donné que j'ai l'intention
d'assainir ta situation financière, j'aimerais que tu me
remettes toutes tes factures.
Cam leva les yeux vers sa tante.
— C'est Lorna qui s'est toujours occupée de tout. C'est à
elle qu'il faut t'adresser, Dean.
— Je suis très douée pour les chiffres, précisa Lorna.
Cam sourit et hocha la tête.
— Cela nous a bien aidées, de ne pas avoir à s'occuper des
factures et de l'équilibre du budget.
Pourvu que Dean comprenne qu'elle avait fait cela pour
donner de l'importance à sa tante, qui avait besoin de prouver
qu'elle était encore utile à quelque chose.
— On pourrait s'occuper de ça demain après-midi ?
proposa-t-il à Lorna, au grand soulagement de Cam.
— Ce serait parfait, acquiesça Lorna.
— Alors c'est entendu. Maintenant, il faut que je file,
conclut-il en se penchant pour embrasser sa sœur.
— Tu ne manges pas ? s'inquiéta-t-elle.
Dean lui fit un clin d'œil.
— Je prendrai un truc en route. Je vais me faire enlever
mes points de suture, et après, j'ai rendez-vous avec Eve.
— Oh, je vois, souffla Cam en souriant. À demain après-
midi, alors !