Dean parcourut lentement la rue au volant de sa voiture.
Les souvenirs qui s'insinuaient en lui, désagréables et
douloureux, bombardaient son esprit d'émotions variées.
Tout lui paraissait tellement différent -et pourtant si
semblable. Vingt années auraient dû oblitérer toute trace de
son ancienne vie. Mais quand ses yeux se posèrent sur le
couvercle d'une bouche d'égout, il se rappela s'être un jour
pris le pied dessous. Un arbre, à l'angle de la rue, éveilla le
souvenir d'une chute mémorable qui le fit grimacer de
douleur rétrospective.
L'image de sa mère, si belle, toujours souriante et inac-
cessible, afflua également à sa mémoire. Trop occupée pour
s'intéresser à ses enfants, un rien la faisait rire. Mais Dean ne
comprenait jamais ce qui provoquait son rire. Des nurses se
relayaient en permanence et elle se déchargeait du soin de
s'occuper des enfants à la moindre occasion.
Son père était rarement là. Il travaillait beaucoup et, quand
il rentrait, c'était avant tout pour se détendre. Se détendre
signifiait se prélasser dans la piscine sans que les enfants le
dérangent ou jouer au golf avec ses amis. Lorsque sa mère et
son père étaient ensemble, ils se disputaient.
C'était tout le temps comme ça. Même après la naissance
de Camille et Jacqueline, son père et sa mère n'avaient rien
changé à leur façon de vivre, n'avaient fait aucun effort pour
former une famille unie. Ils étaient malheureux ensemble,
mais ne se séparaient pas pour autant.
Et puis ils étaient morts dans un accident de voiture, et le
petit monde de Dean avait volé en éclats.
Il ralentit en passant devant l'allée, s'arrêta au virage
suivant et coupa le moteur. Il prit le temps de contempler la
maison dans laquelle il avait passé les huit premières années
de sa vie. Elle n'avait pas changé. Murs extérieurs recouverts
de bois laqué blanc. Volets verts. Toit de tuiles. Porte rouge.
Le jardin était démodé, mais bien entretenu. Certains
arbres avaient poussé, d'autres avaient disparu. Aucun grand
changement.
En l'observant plus attentivement, il constata cependant
que les bardeaux de la toiture étaient de guingois. La
peinture s'écaillait par endroits. Les gouttières présentaient
des taches de rouille. Sans doute à cause de son savoir-faire
dans le bâtiment, Dean ne pouvait pas s'empêcher de
remarquer les plus petits défauts d'une maison, la moindre
indication d'entretien négligé.
Il n'eut pas clairement conscience de descendre de son
véhicule et, les bras croisés sur le toit de sa voiture de
location, il s'absorba dans la contemplation de la maison et
du jardin.
Ça faisait une sacrée drôle d'impression d'être de retour au
bercail.
Il avait joué au ballon dans ce jardin avec les enfants du
voisinage. Un jour qu'il courait près de la piscine derrière la
maison, il avait glissé et manqué se noyer. Une autre fois, il
avait couru après Jimmy Barker autour de la maison, et
c'était Jimmy qui avait trébuché. Il s'était cassé deux dents.
Au-delà de la piscine, il y avait un petit bois où il aimait se
réfugier quand il avait envie d'être seul.
Certaines choses étaient demeurées semblables ; d'autres
avaient irrémédiablement changé.
A quoi ressemblaient ses sœurs aujourd'hui ?
Liaient-elles aussi usées et décaties que la maison? S'en
souciait-il seulement?
Dean s'écarta de la voiture, verrouilla les portes et rangea
la clef dans sa poche. Il remonta l'allée en direction de la
porte, des lunettes de soleil à verres réfléchissants protégeant
ses yeux. Une chape de plomb lu i s a i t sur sa poitrine et un
poing invisible enserrait sa gorge. Dean avait bien des
défauts, mais il n'était pas lâche.
I frappa et attendit.
Puis attendit encore un peu.
Avait-il parcouru tout ce chemin pour trouver la maison
vide? Devait-il revenir plus tard?
Au bout d'une minute, il lui sembla entendre des I nuits
derrière la maison. Tout le monde profitait peut-ûl re de cette
journée ensoleillée au bord de la piscine. I ,es mains dans les
poches, il quitta le porche et contourna la demeure.
Arrivé à mi-chemin, il perçut des voix féminines.
11 reconnut l'une d'elles. C'était la voix d'Eve.
La chape de plomb devint brûlante et le poing se détendit
pour autoriser un violent passage d'air dans son larynx.
Dévoré de curiosité, il franchit l'angle de la maison cl
découvrit deux femmes, allongées au bord de la piscine.
Elles lui tournaient le dos, face au soleil, et ne s'aperçurent
pas de sa présence.
L'une portait un chapeau à bords flottants, des limettes de
soleil et un maillot une pièce bleu. D'instinct, il sut que
c'était Camille. Il fut incapable de détacher les yeux de sa
silhouette pendant plusieurs secondes.
Sa sœur était devenue une femme, grande et mince.
Visiblement pudique, à en juger d'après son maillot de bain.
Une douleur étrange, quelque chose qui s'apparentait à de
la nostalgie, chercha à s'épanouir en lui. Mais Dean l'étouffa
et tourna les yeux vers l'autre femme.
Son minuscule bikini noir révélait une poitrine superbe, et
le soleil faisait briller le piercing qui ornait son nombril.
—
Tu ne devineras jamais ce que j'ai fait hier soir.
Accompagnant du geste cette provocation, Eve rejeta ses
cheveux en arrière. Ils étaient encore mouillés et des filets
d'eau ruisselaient le long de sa gorge, sur son ventre et ses
cuisses.
L'instinct de prédateur de Dean s'éveilla aussitôt et les
coins de sa bouche se relevèrent. Cette sensation-là, il la
connaissait bien. C'était le désir physique. Le plaisir de la
chasse. L'excitation charnelle.
Rencontrer sa sœur en tête à tête eût été gênant. La
présence d'Eve amortirait l'impact. Il n'aurait pas pu tomber à
un meilleur moment.
— Avec toi, je m'attends à tout, répondit Camille. Je
donne tout de suite ma langue au chat.
— J'ai rencontré un homme.
Les bords de son chapeau dissimulaient en grande partie
son visage, mais Dean perçut clairement le rire de Camille.
— Je ne vois pas ce que ça a d'extraordinaire, dit-elle en
étirant ses longues jambes. Où que tu ailles, tu en rencontres.
Rien de nouveau à cela. À croire que tu les aimantes.
— Tu attires les regards, toi aussi.
— Peut-être, mais pas le même genre de regards que toi.
Dean n'eut aucun mal à croire l'assertion de sa sœur. Eve
possédait un charisme qu'il n'avait décelé que chez très peu
de femmes. Il vit ses orteils se recroqueviller.
— Toujours est-il qu'hier soir... je lui ai rendu son regard.
— Et alors ?
— Et... j'ai même fait plus que ça.
— Qu'est-ce que tu as fait? s'enquit Cam, visiblement
intéressée.
Eve se couvrit le visage de ses mains, puis écarta
largement les bras en poussant un soupir.
— Je me suis comportée comme une vilaine fille.
Très vilaine ? insista Camille, de plus en plus
intéressée.
Pas assez vilaine, songea Dean. Mais il conserva le
silence, curieux lui aussi d'entendre la suite - d'autant .[iio
cela retardait le moment de ses retrouvailles avec < am.
— Scandaleusement vilaine, assura Eve avec un
grand sourire.
Dean se rapprocha discrètement. L'herbe étouffait le bruit
de ses pas et les deux femmes ne s'aperçurent de rien. Très
intéressé par cette conversation qui le concernait, il
s'immobilisa et prêta attentivement l'oreille.
Cam rit, d'un rire qui n'avait rien de commun avec les
gloussements enfantins dont Dean avait gardé le souvenir.
Un vrai rire de femme.
— Scandaleusement, hein ? Tu veux dire que tu as couché
avec lui ?
— Non ! Bien sûr que non. On a simplement fait
connaissance... Mais ce n'est pas l'envie qui m'en manquait,
avoua-t-elle après une brève hésitation. Si Roger n'était pas
arrivé, c'est peut-être ce qui se serait passé.
Dean savait que c'était ce qui se serait passé. Un aveugle
aurait pu capter les signaux de séduction qu'elle avait
envoyés dans sa direction. Et quand elle l'avait embrassé...
Le simple souvenir de ce baiser lui faisait encore de l'effet.
Ils auraient dû finir la nuit ensemble. Mais Eve ne voulait
peut-être pas le révéler à Cam.
— En ce cas, tu devrais remercier Roger d'être arrivé au
bon moment, non ?
— Peut-être, répliqua Eve avant de fermer les yeux. Tu
sais, Cam, c'était la première fois de ma vie que je
rencontrais un homme aussi beau. Mais il n'y avait pas que
son physique.
— Continue, je suis tout ouïe.
— Je ne sais pas... Il avait quelque chose. Le genre hyper
viril, mais qui ne roule pas les mécaniques, tu vois ce que je
veux dire ? Et puis, il sentait tellement bon!
Cette dernière affirmation plongea Dean dans un abîme de
perplexité. Ah ? Il sentait bon ?
— Il sentait tellement bon que j'avais envie de le manger
!
Hou ! L'affaire se corsait. Si elle continuait à dire des
choses comme ça, des réactions n'allaient pas tarder à se
déclencher au niveau de son entrejambe. Il était peut-être
temps qu'il manifeste sa présence. Il s'apprêtait à le faire
quand Cam reprit la parole.
— Tu as son numéro de téléphone ?
— J'espérais qu'il me demanderait le mien, soupira Eve,
mais il ne l'a pas fait. D'une certaine façon, je préfère.
— Pourquoi ? Tu m'as pourtant l'air sacrement mordue !
— Justement. Je n'étais plus moi-même, Cam, je ne me
contrôlais plus ! J'ai flirté avec lui. Je l'ai même embrassé...
Enfin bref, je lui ai clairement fait comprendre que j'étais
intéressée. C'est ça qui me dérange. Je me suis comportée
comme une vraie Marie-couche-toi-là, ajouta-t-elle avant de
dissimuler à nouveau son visage derrière ses mains.
Difficile de reculer après un numéro pareil.
Dean saisit la balle au bond.
— C'était donc seulement un numéro ? demanda-t-il en
souriant.
Les hurlements suraigus que poussèrent les deux femmes
faillirent achever d'écailler la peinture de la maison. Elles se
levèrent précipitamment, et Cam couvrit son corps de sa
serviette.
Dieu merci, aucune serviette ne se trouvait à proximité
d'Eve.
Elle le dévisagea, les yeux plus bleus encore que la veille
à la lumière du soleil. Ses joues étaient rouges et sa poitrine
se soulevait.
Dean en aurait bien fait son quatre-heures. Mais pas tout
de suite... Plus tard.
Il se tourna vers sa sœur.
— Camille, je suppose ?
— Oui êtes-vous ?
--- C'est lui, bafouilla Eve. Le type d'hier soir. Celui dont
je te parlais.
Aussitôt, Cam s'interposa entre Dean et son amie. Qu'est-ce
que vous faites ici ? C'est une propriété privée.
En un clin d'œil, la douce créature s'était convertie i H
farouche guerrière. Ses énormes lunettes de soleil avaient
beau masquer à demi son visage, le froncement de sourcils
dont elle gratifiait Dean signifiait clairement qu'elle le
congédiait.
- Comment saviez-vous qu'elle était ici, d'abord ?
- En fait, c'est toi que je venais voir, mais c'est une 1res
agréable surprise de te trouver là, précisa-t-il en se tournant
vers Eve.
Les deux femmes le dévisagèrent sans un mot. Dean sortit la
lettre chiffonnée de sa poche en soupirant.
— Tu m'as écrit. Je sais que ça remonte à plusieurs mois,
mais j'étais en déplacement et mon courrier a eu du mal à me
suivre.
Cam remonta ses lunettes sur son front.
— Je vous ai écrit ?
Plutôt que de se lancer dans une explication, il s'approcha
et lui tendit la lettre. Cam était grande, mais Dean la
dépassait quand même d'une bonne tête.
Elle prit la lettre entre ses mains tremblantes et la
contempla en battant vivement des cils. Lorsqu'elle leva les
yeux vers Dean, ils étaient brillants de larmes et reflétaient
l'espoir qu'il avait tant redouté d'affronter.
— Dean? s'écria-t-elle d'une voix aiguë. C'est... C'est
vraiment toi?
II n'eut pas le temps de répondre. Cam le serrait déjà dans
ses bras de toutes ses forces. Dean n'aurait pas su dire à
quand remontait la dernière fois qu'une femme avait plaqué
son corps contre le sien de façon platonique. De son vivant,
sa mère n'avait jamais été très démonstrative. Elle lui
ébouriffait parfois les cheveux ou le chatouillait sous le
menton, mais ça] s'arrêtait là.
Malgré son saisissement, Dean avait conscience d'un tas
de choses. Du pépiement des oiseaux. De la fraîcheur de la
brise. Du regard scrutateur dont l'enveloppait Eve et de la
douceur de Cam. Du plaisir de sentir son odeur. Il ferma les
yeux.
Les émotions qui se bousculaient en lui étaient
complètement nouvelles. Cam n'était pas une petite chose
fragile, mais sa force était dérisoire face à la sienne. Son
étreinte était... agréable.
Très agréable.
Dean laissa ses bras pendre le long de son corps et lutta
pour ne pas se laisser gagner par ce bien-être. Un champion
de freefight parmi les plus adulés de la planète n'a que faire
du bien-être.
Soucieux de penser à autre chose, il se tourna vers Eve.
Les lunettes à verres réfléchissants de Dean empêchaient
Eve de distinguer son regard, mais celle-ci ne bénéficiait pas
du même avantage. Elle était visiblement choquée et gênée,
mais il y avait quelque chose d'autre. Les joues toutes rouges
et les yeux écarquillés, elle le dévisageait.
Sa respiration s'était accélérée et elle avait les lèvres
entrouvertes. Dean prit tout le temps de l'observer. Com-
parée à Cam, Eve était bel et bien petite. Les courbes de son
corps en revanche étaient nettement plus prononcées. Il
l'avait entendue dire que l'audace qu'elle avait manifestée la
veille ne faisait pas partie de son comportement habituel. À
son insu, Dean avait donc induit chez elle un changement.
Il ne lui permettrait pas d'oublier l'alchimie qu'il y avait
eue entre eux. D'une façon ou d'une autre, il la posséderait...
selon ses termes.
Cam se décida enfin à s'écarter de lui, juste assez pour
étudier son visage et lui sourire, comme si tous les
problèmes du monde venaient subitement de trouver une
solution.
Reniflant et riant tout à la fois, elle tâcha de s'excuser.
— Pardon, Dean, je ne voulais pas pleurer, dit-elle en
caressant machinalement son torse, comme si elle cherchait à
le sentir, à l'absorber. J'ai si souvent imaginé cet instant ! J'ai
prié pour que ma lettre te parvienne et que tu fasses le
voyage jusqu'ici, mais je n'avais jamais pensé...
Sa voix se brisa et elle dut tousser à deux reprises pour la
retrouver.
— 0 mon Dieu ! C'est vraiment toi, ajouta-t-elle avant
d'éclater de rire.
— Oui, répondit Dean, monstrueusement gêné et ne
sachant pas quoi dire d'autre.
Il aurait préféré affronter trois champions invaincus plutôt
que cette débauche de sentimentalisme. Cam s'agrippa à ses
épaules.
— Eve a raison. Tu es superbe ! Et tellement grand !
Moi qui trouvais Jacki immense...
Jacki. La plus jeune de ses deux sœurs. Était-elle plus
grande que Cam ? Quand la verrait-il ?
À l'intérieur, les instincts de Dean nageaient dans la plus
complète confusion. A l'extérieur, son corps était tendu à
l'extrême. Il serra les dents et laissa Cam poursuivre son
bavardage. Elle s'était hissée sur la pointe des pieds et passait
la main dans ses cheveux.
— On a la même couleur de cheveux, s'émerveilla- t-elle.
Eve, tu as vu ?
Eve hocha la tête en silence.
— Oh, Dean ! Je suis tellement contente que tu sois ici,
s'écria Cam en le serrant dans ses bras.
Dean ne savait pas quoi penser. La familiarité de Cam à
son égard le stupéfiait. Elle le touchait, le palpait, comme
s'ils se connaissaient. Comme s'ils avaient vraiment grandi
ensemble. Comme s'il n'était pas un étranger, mais son
véritable grand frère.
— Mais je suis épouvantablement impolie, poursuivit-elle
d'un ton surexcité. Passons à l'intérieur, que je t'offre quelque
chose à boire. Nous avons tellement de temps à rattraper,
déclara-t-elle en le prenant par le bras pour l'entraîner vers la
maison. Tu as fait beaucoup de route pour venir jusqu'ici ?
Où étais-tu quand tu as reçu ma lettre ? Où habites-tu ?
Cela faisait beaucoup de questions à la fois. Dean jeta un
coup d'œil à Eve par-dessus son épaule. Elle semblait s'être
figée sur place, mais son regard eut le pouvoir de décoller
ses pieds du sol et elle leur emboîta le pas.
— Je vais m'habiller, marmonna-t-elle en les dépassant.
Dean, qui attachait énormément d'intérêt aux fesses des
femmes, la regarda s'éloigner. Eve présentait un postérieur
aussi voluptueux que sa poitrine, et il se promit de faire
intimement connaissance avec ce corps de rêve avant de
quitter Harmony.
— Pardon, reprit Cam. Je te bombarde de questions, tu
dois me prendre pour une folle.
Dean ne la connaissait pas assez pour juger de son état
mental.
— Il n'y a pas de mal.
— Une question à la fois, promis. Donc... d'où viens-tu?
Dean sortit de sa réserve. Si Cam arrivait à se ressaisir, il
pouvait bien en faire autant.
— Quand j'ai reçu ta lettre, j'étais à Las Vegas. Et avant
cela, j'ai voyagé en dehors du pays.
— Où cela ? s'enquit-elle aussitôt. Dans un endroit
exotique ?
— En Europe, essentiellement. Cam fit
mine de défaillir.
— En Europe ? Je suis jalouse !
— Je voyage beaucoup. Ça n'a rien de fabuleux, tu sais.
— Pour moi, ça l'est. Je n'ai jamais quitté le Ken-tucky.
— Jamais ?
Eve était rentrée si précipitamment dans la maison qu'elle
avait laissé la porte-fenêtre ouverte derrière elle. Cam l'invita
à entrer dans une grande pièce fraîche prolongée par une
cuisine ouverte. Dean regarda autour de lui, troublé de
retrouver le décor de son enfance.
— Tu plaisantes, je suppose ?
Il avait regardé les dessins animés du matin dans cette
pièce, allongé en pyjama sur le canapé. Il avait joué avec
Cam sur le tapis. Certains détails avaient changé - les
meubles, les rideaux, la couleur des murs.
— Pas du tout. Après le lycée, j'ai fréquenté un
moment une université locale, mais...
Elle laissa sa phrase en suspens et s'empressa de passer à
autre chose, comme si elle avait honte de ne pas avoir obtenu
de diplôme.
— Qu'est-ce que je peux t'offrir? Soda, thé, café?
— Une bière, peut-être ? s'enquit Dean en se tournant vers
elle.
Cam pâlit.
— Non, je suis désolée.
Elle jeta un coup d'œil à la pendule murale et remua
fébrilement les doigts. Jugeait-elle inconsidéré de boire à
deux heures de l'après-midi ?
— Il y a un problème, Cam ?
— Non, c'est juste que...
Ses épaules s'affaissèrent.
— Je suis désolée, mais tante Lorna ne veut pas entendre
parler d'alcool. C'est strictement interdit à la maison.
Grover lui avait parlé de Lorna comme d'une grenouille de
bénitier qui passait son temps à fustiger son prochain. C'était
à cause d'elle que Dean ne connaissait pas ses sœurs. Lorna
avait interdit tout contact entre eux. Devait-elle bientôt
rentrer? Était-ce pour cette raison que Cam avait regardé
l'heure ?
Dean haussa les épaules et la suivit dans la cuisine.
— Un thé glacé sans sucre, alors, si tu as.
— Bien sûr.
Cam tira une chaise et l'invita à s'asseoir avec une servilité
exagérée.
— Mets-toi à l'aise, je t'en prie. Est-ce que tu veuJi
manger quelque chose ? Je peux te faire un sandwich, i
— Non, merci.
— Une petite soupe ? Il en reste d'hier soir. Ou je
pourrais te préparer un...
— Je n'ai pas faim, l'interrompit-il.
Dieu du ciel, Cam était un vrai moulin à paroles ! Dean se
dit que c'était sans doute lié à son excitation.
— Un petit cookie, alors ? Fait maison. Tout frais de ce
matin. Aux raisins secs et aux céréales.
— Je mange très peu de sucreries.
Cam le regarda comme s'il venait de lui pousser une
seconde tête.
— Ah bon ? Pourquoi ?
— Pour rester en forme.
— Mais tu es dans une forme éblouissante ! s'esclaffa-t-
elle en se dirigeant vers le réfrigérateur. Regarde-toi,; tu es
tout en muscles !
— Je suis un combattant professionnel, Cam, préféra-t-il
expliquer avant qu'elle le prenne pour un maniaque. Mon
régime alimentaire est un aspect important de mon hygiène
de vie.
Cam s'immobilisa et pivota vers lui, bouche bée.
— Combattant professionnel ?
Ne sachant si son expression reflétait le dégoût ou la
curiosité, Dean s'abstint de répondre.
— Pas de cookies, alors que la bière est autorisée ?
demanda-t-elle en haussant les sourcils. J'avoue que je ne
comprends pas.
Dean devina qu'elle le taquinait et lui rendit son sourire.
— Que veux-tu, il faut bien que j'aménage quelques
accommodements. Je ne peux quand même pas renoncer à
tout ! J'ai opté pour un régime sans sucre et je ne bois
qu'entre deux combats. Dès que je redémarre l'entraînement,
je supprime l'alcool.
— J'admire ta volonté. Moi, j'ai beau essayer, je suis
incapable de me passer de sucre !
Cela ne se remarquait pas. Cam avait une silhouette
elancée et athlétique. Dean se dit qu'elle tenait cela de leur
patrimoine génétique commun. Il se souvenait que sa mère
était mince et son père remarquablement musclé.
— Qu'est-ce que c'est au juste, un combattant pro-
fessionnel ? questionna Cam en lui servant un verre de thé
glacé. Une sorte de boxeur?
— Pas exactement.
Dean se décida enfin à retirer ses lunettes de soleil. Mais
quand il leva les yeux vers Cam, celle-ci passa aussitôt à un
autre sujet. Une fois de plus.
— Dean! On a aussi les mêmes yeux! C'est incroyable!
Cette fois, il fut incapable de réprimer un grand sourire.
L'enthousiasme de Cam avait quelque chose de contagieux.
— Tu es toujours aussi survoltée ? s'enquit-il.
— Oui, répondit Eve en apparaissant dans la pièce, elle est
toujours comme ça. C'est épuisant, n'est-ce pas ?
Dean pivota sur son siège. Eve s'appliquait à éviter son
regard, mais il n'y attacha pas la moindre importance. Elle
avait tiré ses cheveux en arrière et cela faisait ressortir ses
pommettes et son menton volontaire. Son short en Jean
ultracourt révélait presque autant ses fesses que son bikini, et
on pouvait voir à travers son léger bustier qu'elle ne portait
pas de soutien-gorge.
— Nous avons les mêmes yeux et les mêmes cheveux,
mais nos caractères sont radicalement opposés, déclara-t-il
sans détacher son regard d'Eve.
— Tu veux dire que tu es un ours ? s'esclaffa Cam. Je n'en
crois pas un mot !
— Moi, je le crois, lança Eve en se hissant sur la pointe
des pieds pour attraper un verre. Son surnom de combattant,
c'est le Ravageur, et je suis sûre qu'il ne l'a pas volé, ajouta-t-
elle en levant son verre à l'adresse de Dean.
Il se retrouvait enfin en terrain connu. Une joute verbale
avec une jolie femme, histoire d'entretenir la tension
sexuelle, était mille fois plus aisée qu'affronter la
dégoulinade de sentiments que Cam déversait sur lui depuis
son arrivée. Ravi, Dean s'assura qu'Eve remarquait qu'il
lorgnait sa poitrine avant de répondre :
— Si on m'appelle le Ravageur c'est parce que, aux! yeux
de certains observateurs, je me bats de façon désordonnée.
Il accueillit son trouble avec satisfaction. Il sourit,
histoire de lui faire savoir qu'il devinait ce qu'elle ressentait.
— Je suis assez imprévisible. D'un combat à l'autre, je
change complètement de technique, expliqua-t-il en
soutenant son regard. Et je ne recule devant aucun moyen
pour m'assurer la victoire.
— C'est un avertissement ? demanda Eve en plissant les
yeux.
— Absolument.
Cam, inconsciente de leur badinage, tira une chaise et
s'assit en face de lui.
— Tu gagnes souvent ?
— Oui.
Pourquoi était-il si fier de lui dire ça ? Ce que Cam
pensait de lui n'avait aucune importance.
— Assez souvent pour être l'attraction principale de la
programmation du SBC pour les quatre prochains combats,
précisa-t-il pourtant.
— SBC ? Qu'est-ce que ça signifie ?
— Suprême Battle Challenge. On appelle ça le free-fight.
C'est un sport de combat qui mêle plusieurs disciplines
comme le jiu-jitsu, le judo, le karaté, la boxe, le kickboxing,
la lutte.
— On doit s'y perdre, non?
— Pas du tout. On tire le meilleur parti de chaque
discipline. Il n'y en a aucune qui soit supérieure aux autres.
Eve s'assit à droite de Dean.
— Si tu es si fort que ça, persifla-t-elle, comment se
fait-il que tu aies l'air aussi éclopé ?
Cam parut choquée par sa question, mais Dean n'hésita
pas une seconde.
— Parce que je ne me bats pas contre des enfants de
chœur, c'est aussi simple que ça. Pour obtenir le privilège
de m'affronter, mes adversaires doivent avoir l'ait leurs
preuves. Si tu voyais dans quel état j'ai laissé le dernier, tu
me trouverais fringant !
— J'ai du mal à imaginer pire, déclara Cam en faisant la
grimace. Non que je mette ta parole en doute, s'empressa-t-
elle d'ajouter, mais on croirait vraiment qu'un camion t'est
passé dessus. Je n'avais pas l'intention d'en parler, je ne
voulais pas être impolie. Mais puisque tu as commencé à...
— Mes blessures sont superficielles. Mais une entaille qui
saigne au point de troubler la vision peut coûter la victoire
pendant un combat. Les fractures, les dislocations ou les
froissements de muscles sont les incidents de parcours les
plus redoutés, parce qu'ils entraînent des interruptions de
plusieurs mois.
Cam écarquillait les yeux.
— Fascinant, commenta Eve d'un ton morne. Aussi
fascinant qu'une rixe dans un bar. Il y a vraiment des gens
qui paient pour assister à ce genre de spectacle ?
Dean la toisa et croisa les bras sur son ventre. Eve suivit
son geste du regard, puis s'empressa de détourner les yeux.
— Contrairement à une rixe de bar, il s'agit d'un combat
d'homme à homme, sans aucune arme et supervisée par un
arbitre. Les combats ont lieu devant un public nourri au
Nevada, en Californie, au New Jersey, dans le Massachusetts
et en Floride, et de nombreux combattants affiliés au SBC
sont par ailleurs champions olympiques.
— Champions ou pas, ils sont assez stupides pour se battre
au risque de gravement se blesser. Je ne vois vraiment pas
l'intérêt de ce sport !
— Eve, souffla Cam d'un ton de reproche.
Tiens donc, Cam prenait sa défense contre Eve, à présent...
— Pas de problème, Cam. Vis-à-vis du SBC, l'attitude des
femmes se répartit en trois camps. Il y a les groupies,
fascinées par le côté spectaculaire de la chose, celles qui
détournent dédaigneusement la tête sans chercher à voir plus
loin que le bout de leur nez, et celles qui s'y intéressent
comme à un véritable sport. Dans quel camp te rangerais-tu,
Eve ? demanda-t-il innocemment.
— Quand tu dis groupies, tu parles de femmes qui se
précipitent sur toi pour avoir un autographe, c'est ça ? se
contenta-t-elle de répliquer.
— Absolument. Avant mon dernier combat, j'en ai signé
un sur les seins d'une femme qui m'a suivi jusque chez moi
après ma victoire, l'informa-t-il en plongeant son regard dans
le sien.
Cam étouffa un éclat de rire, mais Eve devint aussi raide
qu'un piquet.
— Comme un petit chien, grommela-t-elle. C'est
merveilleux...
— Elle était très jeune, concéda Dean, ravi de sa réaction.
Majeure quand même, je vous rassure.
— Si les combats se déroulent toujours aux États-Unis,
comment se fait-il que tu voyages autant? intervint Cam,
soucieuse d'apaiser la tension.
— Pour m'entraîner avec les meilleurs combattants et pour
des questions de sponsoring, répondit-il en reportant son
attention sur sa sœur.
Cam eut l'air très impressionnée, mais comme Eve
concentrait toute son attention sur son verre, Dean fut
incapable de déchiffrer sa réaction.
— Je voyage surtout pendant mon temps libre. Quand je
prépare un combat, je n'ai pas une minute à moi, mais on n'a
jamais fini d'apprendre. Tous les combattants que je connais
considèrent l'apprentissage des arts martiaux comme une
vocation à vie.
— Toi aussi ?
— J'ai toujours aimé me battre, mais c'est à l'université
que je m'y suis vraiment mis, après la mort de Grover.
Ensuite, j'ai découvert le SBC. Un sponsor a proposé de me
financer et mes premières victoires m'ont permis de payer
mes études.
Tu cumulais études et entraînement ? questionna Cam
comme s'il s'agissait d'un exploit.
La plupart des combattants sont des diplômés, tu sais,
Cam. Les plus jeunes sont encore étudiants, et les autres
exercent une profession par ailleurs. Beaucoup sont des
hommes d'affaires.
- Je t'avoue que je suis très surprise. Je trouve que les
deux ne vont pas du tout ensemble.
— Un imbécile ne ferait pas long feu au SBC. C'est un
défi autant physique que cérébral. Il faut être capable de
réfléchir dans des situations de tension extrême et se montrer
plus malin que son adversaire.
— En effet. Il n'empêche que je ne pourrais pas
m'empêcher de me faire du souci pour toi.
Pourquoi Cam se ferait-elle du souci pour lui ? Ils se
connaissaient à peine.
— C'est un sport intense, mais des médecins sont là en
permanence pour assurer la sécurité des combattants.
— Moi, je trouve ça horrible, décréta Eve en plissant le
nez.
— Moi, je trouve ça fascinant, riposta Cam en tendant la
main vers la joue bleuie de Dean. C'est un souvenir de ton
dernier combat ?
— Eh oui !
Heureusement, ses cheveux dissimulaient les points de
suture qu'il avait au front.
— Ta lettre m'est parvenue le lendemain du combat... dont
je suis sorti victorieux, précisa-t-il en se tournant vers Eve.
— Dommage que je ne l'aie pas su, j'aurais pu te voir à la
télé, regretta Cam avec un grand sourire de fierté. Quand
aura lieu ton prochain combat?
— Pas avant plusieurs mois. Je me suis mis en congé.
Pour venir la voir. Mais cela, Dean préféra le garder
pour lui.
— Tu gagnes ta vie en combattant ?
— Oui, mais je retape aussi des maisons pendant mon
temps libre. C'est assez lucratif.
Les deux femmes le regardèrent sans comprendre.
— J'achète à bas prix des maisons en mauvais état,
je les répare et je réalise une plus-value en les revendant.
Le visage d'Eve s'illumina. Elle se laissa aller contre le
dossier de sa chaise, s'apprêtant à dire quelque chose, mais
Cam lui souffla la politesse.
— Tu aimes voyager ?
Dean sentit qu'elle avait voulu empêcher Eve d'aborder un
sujet qui lui déplaisait. Lequel ? se demanda-t-il.
— J'ai toujours voyagé. Grover s'occupait de chantiers de
construction dans le monde entier. Maintenant, mes voyages
sont surtout liés aux tournées de promotion. Mais assez parlé
de moi. Et toi ? Qu'est-ce que tu fais de beau ?
— Rien d'aussi excitant que toi, répondit-elle avec un petit
rire gêné. Je suis chef d'équipe au Roger's Motel.
Quand Cam mentionna le nom de Roger, Dean vit Eve se
placer volontairement en retrait.
— Le même Roger que celui que tu dois épouser?
s'enquit-il.
Cam se tourna vers Eve.
— Tu lui as parlé de la demande en mariage de Roger?
— Après que ce bon vieux Roger a essayé de se battre
avec Dean, nous avons un peu parlé de lui, acquiesça Eve
avec un haussement d'épaules.
— Oh, Dean ! Je suis désolée, déclara Cam. Roger doute
de lui en permanence, et il lui arrive de se montrer
inutilement agressif.
— Vraiment ? fit Dean.
— Étant donné tout ce qu'il a accompli, c'est parfaitement
ridicule. J'espère qu'il ne t'a pas trop importuné?
— Pas trop, non.
— Dean a heureusement refusé de se battre avec lui,
intervint Eve. Maintenant que j'en sais un peu plus
I< >ng sur ton compte, je me demande pourquoi, ajouta-l
elle en posant un coude sur la table.
— Des tas d'imbéciles passent leur temps à me défier. Je
me suis fait une raison.
Il termina son verre de thé. La seule mention du nom de
Roger lui laissait un mauvais goût dans la bouche. Mais si
Cam décidait de se marier avec lui, cela ne le regardait pas.
— En général, quand un homme est mis au défi de se
battre, il accepte. Histoire de prouver de quoi il est capable,
insista Eve.
— Je l'aurais tué, rétorqua-t-il. Je n'ai pas envie d'avoir un
meurtre sur la conscience.
— Tu n'en sais rien. Tu es costaud, d'accord, mais Roger
n'est pas un gringalet, persista-t-elle tandis que Cam
demeurait étrangement silencieuse. Il jouait dans l'équipe de
football américain de son université.
Dean haussa les épaules. Peu lui importaient les litres de
gloire de cet imbécile.
— C'était la star de son équipe et il serait certainement
passé professionnel, mais il a reçu un coup sur la tête qui a
abîmé sa vue, poursuivit-elle en se penchant vers Dean.
— Tant mieux ! répondit celui-ci en imitant sa posture et
en s'approchant d'elle au point de pouvoir compter ses cils. Il
n'empêche qu'il n'avait pas la moindre chance contre moi. Il
n'a ni l'endurance, ni les réflexes, ni l'intelligence d'un
combattant professionnel.
— À t'entendre, c'est un sous-homme ! s'esclaffa Cam.
Dois-je me sentir offensée pour lui ?
— Loin de moi l'intention de le dénigrer, assura Dean. Je
me contente d'énoncer des faits. Tu devrais cependant
conseiller à Roger de tenir ses mains à distance des autres
femmes.
Eve ferma les yeux, et Cam haussa les sourcils.
— Quelqu'un aurait pu me prévenir qu'on avait de la visite,
déclara une voix féminine dans le silence qui suivit.
Dean se retourna et découvrit une blonde décolorée, dont
les cheveux ébouriffés qui rebiquaient selon des angles
surprenants avaient visiblement été enduits de gel avant de
subir maints frottements sur l'oreiller. Elle était grande,
presque aussi grande que lui...
C'était sa petite sœur !
Dean sentit son cœur manquer un battement. Tout en elle -
son apparence, sa façon de se tenir, son attitude générale -
laissait présager des problèmes.
Paradoxalement, il trouva cela réjouissant.
En grandissant, sa petite sœur était devenue une rebelle.
Le contraire de sa sœur aînée, donc. Cam n'avait que deux
ans de plus, mais elle semblait infiniment plus raisonnable
que Jacki, qui nageait encore en pleine adolescence.
Un rayon de soleil vint frapper la rangée d'anneaux
d'argent qui ornait le pourtour de l'oreille gauche de Jacki.
Elle se tourna vers Dean et il aperçut un tatouage sur sa
hanche, habilement mis en valeur par son T-shirt court et son
pantalon taille basse qui, en dépit de la longueur de ses
jambes, traînait par terre.
— Tu es bien matinale, aujourd'hui, la salua Cam en se
dirigeant vers elle. Jacki, je te présente Dean, notre frère.