Une sonnerie lointaine résonnait dans son crâne et Dean
Conor revécut fugitivement l'instant où, la veille au soir, un
poing massif s'était abattu sur sa tempe. Il s'était presque
évanoui.
Presque.
Malgré le voile noir qui recouvrait ses yeux, il n'avait pas
lâché le genou de son adversaire et avait fait appel aux
dernières forces qui lui restaient... Deux secondes plus tard,
l'arbitre arrêtait le combat.
Dean avait d'abord protesté. Il n'était pas encore lessivé.
Loin de là. Dean Conor n'abandonnait jamais. Mais les
acclamations du public avaient soudain retenti.
Plutôt que de risquer une grave blessure à la jambe, son
adversaire venait de jeter l'éponge. Une fois de plus, Dean
sortait vainqueur d'un combat - mais cette fois-ci, il savait
qu'il le devait autant à la chance qu'à sa compétence, sa force
et la rapidité de ses réflexes.
La sonnerie retentit à nouveau, suivie d'un échange de
paroles. Intrigué, Dean ouvrit les yeux... et le regretta
aussitôt. Les rideaux entrouverts laissaient filtrer un soleil
matinal qui s'immisça douloureusement dans son crâne.
Il eut l'impression que sa tête allait exploser et que ses
boyaux allaient ressortir par ses narines.
Avec un grognement, il détourna les yeux de la lumière et
se contenta cette fois de regarder autour de lui entre ses cils.
Bon, il était dans sa chambre. Comment il était arrivé là, il ne
s'en souvenait pas, mais il en ressentit néanmoins un profond
soulagement. L'inspection de son corps lui apprit qu'il était
toujours entier, mais de nombreuses douleurs retinrent son
attention. La tête, l'épaule, une côte aussi. Le punch de ce
satané Russe avait la puissance d'un tank, et ses coups de
pied étaient aussi redoutables que ceux d'une mule en furie.
Doux Jésus. À vingt-neuf ans, Dean se sentit soudain trop
vieux pour continuer à se battre. Il s'était déjà fracturé la
clavicule, cassé le poignet, démis l'épaule, et il avait reçu
tellement de coups dans le nez qu'il ne les comptait plus.
Mais pas question qu'il abandonne. Ça, jamais.
S'il lui arrivait de mentir aux autres, Dean ne se mentait
jamais à lui-même.
Comme toujours, le besoin de remonter sur le ring
resurgirait. Les acclamations de la foule, la soif du sang, la
satisfaction de vaincre un adversaire à sa mesure... C'était
comme une drogue. Son seul et unique vice. Tant que les
organisateurs solliciteraient sa participation, il continuerait.
Heureusement, il aurait le temps de récupérer avant la
prochaine fois. Un répit dont il allait savourer chaque minute.
Comme il s'efforçait de hisser son corps endolori en
position assise, Dean entendit la porte d'entrée se refermer. Il
avait donc de la compagnie. Mais qui ? La dernière chose
dont il se souvenait, c'était qu'on lui ceignait la taille de la
ceinture de champion poids lourd sous les rugissements de
joie de ses supporters, et puis qu'on l'emmenait à l'hôpital.
Une petite horde de fans avait suivi avec son entraîneur,
des supporters qui voulaient fêter sa victoire alors qu'il ne
rêvait que de s'évanouir.
Les comprimés que lui avait donnés le médecin avaient
anesthésié le plus gros de la douleur. On avait placé des
poches de glace un peu partout sur son corps, on l'avait
recousu, on lui avait posé des agrafes, cl enfin on l'avait
envoyé se reposer chez lui.
Après ça, il ne se souvenait plus de rien.
Dean baissa les yeux et s'aperçut qu'il était entièrement nu.
Mauvais signe. D'un autre côté, pas forcément.
Au lieu de se sentir comme un combattant au sommet de
sa gloire qui a reçu le titre de champion poids lourd, Dean se
faisait l'effet d'un vieillard perclus de douleurs.
Il n'appréciait guère qu'on l'ait vu dans cet état.
Une fois qu'il eut déniché un caleçon dans le tiroir de sa
commode - il n'eut pas la force d'enfiler autre chose - Dean
ouvrit la porte de la chambre de son appartement provisoire
et se dirigea vers la cuisine en s'efforçant de garder le dos
droit. Il prit tout son temps, évaluant l'ampleur des dégâts
qu'avait subis son corps au fur et à mesure de sa progression.
Quand il arriva dans l'entrée, il avisa une femme qui lui
tournait le dos, affairée devant la cuisinière.
Elle portait le T-shirt officiel du SBC - Suprême Battle
Challenge - qui couvrait partiellement ses fesses,
agréablement rebondies. De longs cheveux blonds lui
descendaient jusqu'au creux des reins, et elle les rejeta en
arrière lorsqu'elle fit sauter un pancake dans la poêle qu'elle
tenait à la main.
Une groupie.
Dean se souvenait vaguement qu'elle l'avait supplié de lui
signer un autographe avant le début du combat. Il se dirigeait
vers les lumières du ring quand elle avait surgi à côté de lui
dans l'allée, son T-shirt soulevé révélant une somptueuse
paire de seins. Elle tendait vers lui un feutre noir.
Accéder aux désirs du public lui valait de nombreux fans,
et Dean ne s'était pas fait prier pour inscrire son surnom de
combattant au-dessus de son sein gauche. Le rugissement
des spectateurs avait pratiquement recouvert la musique hard
rock qui saluait son entrée.
Sacrée soirée.
Dean laissa aller son épaule contre le chambranle de la
porte, autant pour s'appuyer que pour prendre une pose.
— Bonjour.
La fille pivota vers lui.
— Tu es réveillé ? C'est pas trop tôt !
— Oui, oui, je suis debout... répondit-il d'un ton las. Il
avait beau se creuser les méninges, il ne parvenait
pas à se rappeler son nom.
— Tiffany, lui souffla-t-elle en riant.
— C'est ça.
Y aurait-il consacré un million d'années qu'il n'aurait
jamais trouvé.
— Dis-moi, Tiffany, comment es-tu arrivée ici ?
— C'est moi qui t'ai ramené, répliqua-t-elle en baissant les
yeux, subitement timide.
— Simon t'a laissé faire ?
Son entraîneur-manager-agent le couvait tellement qu'il
l'imaginait mal le jetant dans les bras d'une groupie dont les
intentions étaient plus que claires, après un combat qui l'avait
laissé sur les rotules. Les combattants dont la carrière
rencontrait le succès s'entouraient généralement de toute une
équipe, mais Dean, lui, n'avait que Simon Evans. Il n'avait
besoin de personne d'autre.
— Il était là aussi, mais il ne pouvait pas rester. Il devait
donner une interview en direct sur ton combat.
Logique, en effet. Dean n'était pas en état de donner une
interview, et Simon l'avait évidemment remplacé.
— Et toi, tu es restée là parce que... ?
Son sourire s'accentua et elle s'approcha de lui en ondulant
de façon que toutes les parties de son corps susceptibles de
remuer de manière autonome entrent en action.
— Je n'ai pas réussi à te faire bander, hier soir, ronronna-t-
elle.
— Mais tu as essayé ?
Son éclat de rire remonta le long de la moelle épinière de
Dean avant de s'engouffrer dans son crâne douloureux. Un
comportement grossier ne viendrait visiblement pas à bout
de la détermination de cette fille.
- Oublie ma question.
Dean l'imagina en train d'attenter à la pudeur de son corps
bourré d'anesthésiants, et fut surpris de constater que ça
l'excitait au moins autant que ça le répugnait. La fille se
plaça devant lui et plaqua sa i nain sur son entrejambe.
Houlà.
Les coins de sa bouche se soulevèrent et une lueur de
satisfaction passa dans ses yeux.
— Espérons que j'aurai plus de succès aujourd'hui...
Un réflexe incita Dean à saisir son poignet.
— Il faut que je prenne une douche.
— Tu veux que je te frotte le dos ?
Dean réfléchit, se demanda s'il ne ferait pas mieux de la
mettre à la porte, mais décida de n'en rien faire. Il avait mal,
d'accord, mais quand même pas au point de repousser son
offre. Il n'était pas encore mort.
— Bonne idée.
Quand il se retourna, il aperçut du coin de l'œil l'en-
veloppe posée sur la table et se souvint qu'on avait sonné à la
porte.
— Qu'est-ce que c'est ?
— Une lettre qui est arrivée par porteur spécial, répondit-
elle en se collant contre lui.
Voilà qui expliquait la sonnerie et les voix entendues au
réveil. Dean souleva l'enveloppe tandis que Tiffany plaquait
ses seins contre son dos, mais lorsqu'il découvrit l'adresse de
l'expéditeur, il sentit ses poumons se vider d'un coup.
Depuis la mort de ses parents, survenue vingt ans plus tôt,
il n'avait pas reçu un seul courrier en provenance de cette
adresse. Il avait depuis bien longtemps rayé Harmony,
Kentucky, de sa géographie personnelle. Oncle Grover
l'avait tiré de là et il n'avait jamais eu l'occasion de regarder
en arrière depuis lors.
— Attends...
Il écarta la blonde et décida d'ouvrir l'enveloppe, puis
hésita. Était-il arrivé quelque chose à l'une de ses sœurs ?
Cette pensée le mit mal à l'aise. Est-on en droit de considérer
quelqu'un qu'on n'a pas vu et dont on n'a plus de nouvelles
depuis vingt ans comme faisant partie de ses proches ?
Il glissa un doigt sous le rabat de l'enveloppe et la déchira.
— Dean, geignit la fille, tu ne peux pas lire ça plus tard?
Pour manifester son impatience, elle fit mine de lui
mordre le dos.
— Dégage, d'accord ? grogna-t-il en la repoussant.
— Mais je vais devoir y aller, moi, gémit-elle. Il faut que
je travaille !
— Un imprévu vient de surgir. Tu peux partir, répliqua-t-il
d'un ton absent en dépliant les feuilles que contenait
l'enveloppe.
— Mais je t'ai préparé des pancakes !
Dean jeta un coup d'œil vers la cuisinière. En effet. Mais il
ne lui avait rien demandé, nom de Dieu ! Les groupies sont
toutes les mêmes : provocantes et collantes, prêtes à tout
pour ajouter un nom à leur tableau de chasse.
— Merci.
Il était sincère. Un petit déjeuner lui ferait du bien.
— C'est extrêmement important, précisa-t-il en agitant la
lettre sous son nez. Qu'est-ce que tu dirais d'une place pour
mon prochain combat, en guise de dédommagement ?
Tiffany fit la moue... au moins deux secondes. Après quoi,
elle se mit à calculer.
— D'accord. A condition que tu me donnes aussi des
places au premier rang pour le combat d'Atlantic City.
Des places à six cents dollars pièce. Si on les achetait
maintenant. D'ici à quelques semaines, elles vaudraient le
double.
Sans problème. 11 se retourna, impatient de lire sa
lettre.
Mets-moi ton nom et ton adresse sur un papier. Je les
ferai parvenir.
— Tu y seras ? demanda-t-elle en faisant glisser son
i n d e x le long de sa colonne vertébrale jusqu'à l'élastique de
son caleçon.
Je ne manquerais ça pour rien au monde, marmonna-t-
il entre ses dents.
Tiffany laissa échapper un glapissement de joie, puis se
hissa sur la pointe des pieds et déposa un baiser humide sur
sa nuque.
— Tu ne le regretteras pas, chuchota-t-elle.
J'en suis certain.
Reportant son attention sur la lettre, Dean constata que la
date qui figurait dans le coin supérieur remontait à trois
mois. Son courrier l'avait donc suivi tout ce temps-là? Il
baissa les yeux vers l'écriture féminine.
Cher Dean,
J'espère que cette lettre te trouvera en bonne santé. Je sais
que je ne t'ai encore jamais écrit de ma vie et je le regrette.
Tante Lorna prétendait qu'il n'y avait aucun moyen de te
contacter, mais j'ai fait des recherches après la mort d'oncle
Grover et j'ai réussi à obtenir ton adresse.
Dean interrompit sa lecture pour lire la signature figurant
au bas du dernier feuillet. Dans l'espoir de recevoir bientôt
de tes nouvelles, Camille.
Cam. Sa petite sœur. Quel âge pouvait-elle avoir à
présent? Vingt-trois ans ! Et Jacki, vingt et un... Le souvenir
qu'il avait gardé d'elles l'assaillit. Cam, qui commençait tout
juste à parler, et Jacki, encore au biberon... Une boule de la
taille d'un melon se forma dans sa gorge.
Elles étaient désormais adultes et n'avaient plus besoin
d'un grand frère... si tant est qu'elles en aient jamais eu
besoin.
La douleur qui contracta son torse n'avait rien à voir avec
celle qui parcourait ses os et ses muscles.
C'était quelque chose de bien plus foudroyant.
Ses mains se crispèrent sur les feuilles et il s'efforça de
chasser la douleur. Rien à faire. Il serra les dents et sentit ses
yeux devenir brûlants.
Il desserra les doigts, lentement.
— Je suis prête !
Il releva la tête. Tiffany avait enfilé un Jean et des
sandales, noué son T-shirt sur sa hanche, s'était coiffée et
avait passé un trait de rouge sur ses lèvres. Elle déposa une
carte de visite sur la table et pivota vers lui avec un grand
sourire.
— On se revoit au mois d'août, alors ?
— C'est ça. Au mois d'août.
Dean enregistra vaguement qu'elle ouvrait la porte et la
refermait derrière elle, et savoura la sensation de se retrouver
enfin seul.
Il aimait être seul.
Le cœur battant de ce qui ressemblait à de la colère mais
qui s'apparentait en fait à de l'anxiété, il s'assit ;\ la petite
table et lissa les feuilles devant lui.
J'aimerais te voir. Est ce que tu pourrais nous rendre
visite ? S'il te plaît, Demi ? J'ai tant de choses à te dire et du
questions à te poser. Je veux tout expliquer. J'aime-rais
tellement te connaître. Et que tu me connaisses. J'aimerais
qu'on forme une famille.
Dean laissa échapper un grognement. Ceux qui sont en
enfer rêvent d'eau glacée, mais ce n'est pas pour autant qu'ils
en trouvent.
Il ne put cependant pas s'empêcher de lire la suite,
toujours sur le même mode. Des supplications, encore et
encore, et... du désespoir aussi. Oui, le désespoir
transparaissait bel et bien entre les lignes. Subtil, mais
décelable.
A moins que son imagination ne lui joue des tours, après
tous les coups qu'il avait reçus sur la tête.
Arrivé au bout de la lettre, Dean demeura un instant assis.
Stupide. Indécis. Déchiré. Anxieux.
Mais le pire de tout, c'était qu'il nourrissait autant
d'espoirs que Cam. Il ne l'aurait avoué à personne. Mais
Dean ne se mentait jamais à lui-même.
Il avait complètement oublié ses blessures et ses
hématomes. Il s'approcha de la cuisinière pour se donner
l'impression de faire quelque chose et ramassa le plat de
pancakes. Il les nappa de sirop d'érable et les avala l'un après
l'autre, mécaniquement, en restant debout.
Tiffany savait au moins faire les pancakes.
Refusant obstinément de penser au-delà d'ici et
maintenant, Dean s'octroya ensuite une longue douche
brûlante qui atténua partiellement ses courbatures. Il avala un
analgésique, se rasa, se brossa les dents et... cessa de résister.
Il irait voir Cam, comme elle le lui demandait. Il lui
parlerait. À elle et à Jacki. Cela ne changerait rien à la
situation et il s'arrangerait pour qu'elles le comprennent. Mis
à part le sang qui coulait dans leurs veines, ils n'avaient rien
en commun. Les liens du sang, ça ne voulait pas dire grand-
chose, de toute façon.
Si cela avait signifié quoi que ce soit, ils auraient grandi
ensemble. Et même en admettant qu'ils étaient trop jeunes au
moment de leur séparation, une de ses sœurs aurait pu avoir
l'idée de lui écrire bien avant.
Au cours des quatre heures qui suivirent, Dean passa
plusieurs coups de téléphone, boucla sa valise, alla rendre la
clef de sa location à la semaine et réserva un vol.
Simon n'avait pas été ravi d'apprendre son départ. Ça lui
passerait. Dean n'était pas entré dans les détails et Simon
n'avait pas insisté. Il avait son numéro de portable, et Dean
avait promis de l'appeler dès qu'il serait installé à Harmony.
Il n'avait pas besoin de trois séances d'entraînement par
jour comme c'était le cas quand il se préparait pour un
combat. Ses récents séjours en Europe et à Boston lui
évitaient d'entreprendre une nouvelle tournée de promotion
avant un moment, et les sponsors qui l'avaient contacté
attendraient. Il avait bien mérité quelques mois de vacances.
Il avait le droit de rendre visite à sa famille.
Il avait surtout le droit de s'octroyer une récompense.
Les bras croisés sur la rambarde du balcon de la
mezzanine, Eve Lavon observait les danseurs en ligne qui
évoluaient au niveau inférieur. L'établissement de Roger
était idéal pour organiser un enterrement de vie de garçon.
Son bastringue situé à l'écart du centre-ville disposait d'un
bar, d'une piste de danse, de salons privés et d'un
environnement festif... mais Eve ne pouvait pas voir Roger
en peinture. Elle n'avait pas envie de faire affaire avec ce
porc.
Elle tendit le bras à l'aveuglette vers la canette de bière à
long col qu'elle avait posée sur une petite table derrière elle,
but ce qui restait et tourna la tête vers le bar dans l'idée d'en
commander une autre, i La vision d'un homme sur le pas de
la porte, immense, dont le visage aux traits rudes portait de
nombreuses traces de coups, arrêta son regard. Il regardait
autour de lui d'un air mauvais, un rictus dégoûté aux lèvres.
L'établissement de Roger ne comblait visiblement pas ses
attentes.
Vu de l'extérieur, Roger's Rodeo ressemblait à n'importe
quel bar de troisième ordre. Quand on y pénétrait, on était
saisi par son ambiance disco et par la disposition des lieux,
plutôt originale avec sa mezzanine, mais les principales
attractions se trouvaient au sous-sol : piste de danse, taureau
de rodéo mécanique, billards et flippers.
Les petites tables alignées sur le pourtour de la
mezzanine étaient suffisamment espacées pour laisser
passer d'éventuels spectateurs. Eve était venue ce soir-là
pour observer l'endroit et décider si elle organiserait ou non
l'enterrement de vie de garçon qu'on lui avait demandé
d'organiser dans l'un des salons privés du sous-sol. Le choix
des lieux de réunion était assez limité à Harmony, et Roger
était propriétaire de la plupart d'entre eux. Le client qui
avait fait appel à ses services tenait à ce que ça se fasse à
Harmony même... Il lui faudrait sans doute se faire une
raison.
Eve croisa le regard de l'armoire à glace, sentit son cœur
sauter un battement et se dit que cette soirée risquait de
connaître une conclusion agréable.
Avançant vers elle, il la dévisagea d'un regard parti-
culièrement intense. Il était salement amoché. Ce qui n otait
rien à son charme. Ses ecchymoses n'altéraient en rien sa
virile assurance.
Quand il arriva à sa hauteur, sa bouche forma un demi-
sourire et il la contourna pour jeter un coup d'œil au sous-sol.
Amusée par son attitude faussement distante, Eve sentit
son intérêt s'affirmer.
— C'est la première fois que tu viens ici ? demandât-elle
en s'accoudant au balcon.
— Et probablement la dernière, grommela-t-il sans
détacher ses yeux des danseurs qui se trémoussaient en
cadence sur la piste.
Une belle voix grave.
Quelque chose palpita au creux du ventre d'Eve.
— Si tu as l'intention de rester un moment à Harmony, tu
n'auras pas le choix. Roger's Rodeo est le seul endroit à peu
près correct pour boire un verre entre amis.
— Boire seul peut avoir son charme.
— Ah bon ? Lequel ?
— Moins de bruit.
Il se tourna vers elle et la détailla lentement du regard.
— Tu bois toute seule, ce soir ?
— Plus maintenant, répondit-elle en le saluant de sa
bouteille vide. Un taureau t'est passé dessus, ou bien tu as
oublié ton parachute quand tu as sauté de l'avion ?
— C'était un taureau russe exceptionnellement vicieux,
répliqua-t-il en fixant sa bouche.
— Et c'est le taureau qui a gagné ?
— En fait, non.
— Ma foi, les apparences sont trompeuses ! Son
regard remonta jusqu'à ses yeux.
— J'espère que non.
Il avait dit cela d'un ton si suggestif qu'Eve faillit laisser
échapper un soupir. Comment faisait-il pour être aussi sexy ?
Elle n'avait pas ressenti une telle attirance pour un homme
depuis... trop longtemps.
L'atmosphère puante du bar - sueur et alcool - ne parvenait
pas à recouvrir le parfum qui émanait de lui. Une odeur
vivifiante qui évoquait le plein air.
Ses cheveux châtain clair, légèrement ébouriffés, étaient
parfaitement assortis à la couleur de ses yeux,
délicieusement expressifs. Il la dépassait de trente bons
centimètres et mesurait donc plus d'un mètre quatre-vingt-
dix. Il avait beau porter un jean ample et un large T-shirt
noir, sa musculature était impressionnante. Pas une once de
graisse.
— On s'assoit ? proposa Eve en indiquant une table libre
dans une alcôve, un peu plus loin.
— La station assise est-elle la seule option que tu aies à
m'offrir? rétorqua-t-il en plongeant les yeux dans les siens.
Eve se sentit fondre, mais le gratifia d'un sourire
malicieux.
— Il faut bien commencer...
— Alors d'accord, répondit-il en souriant. Surtout si ce
commencement s'accompagne d'une bière.
Ravie d'avoir un alibi pour le toucher, Eve encercla son
poignet de ses doigts sous prétexte de le guider jusqu'à la
table. Il avait des os robustes, la peau très chaude et les poils
drus. Découvrir que ses doigts étaient trop courts pour
encercler complètement son poignet fit battre son cœur deux
fois plus vite. En chemin, elle fit halte au bar pour
commander deux bières. Us atteignirent l'alcôve juste avant
un autre couple.
- Désolée, dit Eve en s'asseyant précipitamment.
Une fois assise, elle n'avait plus aucune raison de retenir
son poignet, mais elle tendit la main vers lui.
— Je m'appelle Eve, au fait.
Il contempla sa main tendue, mais au lieu de la serrer, il
captura son poignet, approcha la paume de sa main de ses
lèvres et y déposa le plus délicat des baisers.
Waouh.
— Enchanté, Eve.
Ressaisis-toi, se dit Eve. Elle inspira un grand coup cl se
pencha vers lui comme pour lui faire une confidence.
— Je suis déjà conquise. Tu peux te détendre.
Son pouce caressait la face interne de son poignet.
11 secoua lentement la tête.
— Impossible.
— Vraiment ? s'exclama-t-elle d'une voix qui partit dans
les aigus. Essaie quand même, d'accord ? ajoutât-elle après
s'être éclairci la gorge.
— Qu'est-ce que tu dirais de commencer par se goûter ?
— Se goûter? Tu veux dire...
Une simple traction sur son bras l'amena contre lui, et il
plaça sa main libre au creux de ses reins sans chercher à
l'emprisonner.
Eve était... envoûtée.
— Un baiser, reprit-il. Un tout petit baiser.
Eve parviendrait-elle à se contrôler? Elle en doutait.
C'était bien la première fois qu'elle croisait un homme
comme ça à Harmony. Il était tellement...
Quelque chose de chaud et humide effleura sa lèvre
inférieure, et le cours de ses pensées s'arrêta instantanément.
Il fit glisser la pointe de sa langue jusqu'au coin de sa bouche
et recommença en sens inverse. Eve ouvrit les lèvres.
Son baiser n'avait rien d'insistant. Le contact de sa bouche
sur la sienne était même si léger qu'il l'incitait en quelque
sorte à se pencher vers lui pour en avoir plus. Il inclina la
tête sur le côté, pressa doucement sa langue entre ses lèvres,
jusqu'à toucher ses dents, puis s'immisça derrière le rempart
qu'elles formaient pour atteindre sa langue... et se retira aus-
sitôt.
Le souffle court, Eve réalisa subitement qu'il s'était écarté.
Elle rouvrit les yeux, découvrit qu'il la dévisageait avec
intensité et se sentit prise au piège.
Une lueur passa dans ses yeux bruns, comme une flamme
tout droit issue de l'enfer, et elle sut que son destin était
scellé... pour la soirée, en tout cas. Elle s'efforça de remettre
un peu d'ordre dans ses idées.
— Qu'est-ce que tu dirais de...
Quelqu'un saisit son bras par-derrière. Surprise, Eve
vacilla et faillit tomber à la renverse.
L'armoire à glace avait d'excellents réflexes. En un clin
d'œil, il l'avait redressée.
— Je dérange, peut-être ? s'enquit la voix nasillarde de
Roger.
Bon sang ! Comment avait-elle pu oublier Roger?
Elle le fusilla du regard, puis jeta un coup d'œil à l'armoire
à glace. Son visage ne reflétait aucune émotion. Il ne
paraissait ni énervé, ni soucieux. Il n'avait vraiment pas l'air
du type qui vient de réagir à la vitesse de l'éclair.
— Désolée.
— Garde tes excuses, répliqua Roger.
— Je ne m'adressais pas à toi.
Elle se planta entre eux, tournant ostensiblement le dos à
Roger.
— Je ne sais pas pourquoi, dit-elle en souriant, mais
j'avais oublié que j'avais rendez-vous avec Roger pour parler
affaires.
— Affaires ?
— C'est le propriétaire du Roger's Rodeo et je suis
organisatrice d'événements, expliqua-t-elle. Le choix des
salles de réceptions étant assez restreint à Har-mony, je suis
régulièrement contrainte de me rabattre sur celle-ci.
— Voyez-vous cela ? Mademoiselle est contrainte, la
singea Roger. Mais sans moi, ma belle, ton affaire tomberait
à l'eau!
Roger dépassait les bornes. Eve s'apprêtait à riposter, mais
il fut plus rapide qu'elle :
— Où sont passées tes bonnes manières ? Tu ne me
présentes pas ?
Eve se souvint qu'elle n'avait pas intérêt à provoquer
Roger trop ouvertement.
— Je te présente Roger Sims, le Roger de Roger's Rodeo,
déclara-t-elle en se tournant vers l'armoire à glace. Et...
rappelle-moi ton nom ?
Dean sourit.
— Tu ne sais même pas comment il s'appelle ? intervint
Roger d'un ton caustique. Explique-moi pourquoi ça ne me
surprend pas, Eve ?
— On m'appelle le Ravageur, laissa tomber Dean en
appuyant son épaule contre le mur.
— Vraiment? s'étonna Eve. Oh! Je crois que j'ai compris.
C'est un surnom de boxeur ou de catcheur, c'est ça ?
— J'espère que tu plaisantes, déclara Roger en se
rapprochant.
Le Ravageur décocha un clin d'œil à Eve. Fascinant, se
dit-elle. Le surnom lui allait bien.
— Pourquoi le Ravageur plutôt qu'autre chose ? s'enquit-
elle. Pourquoi pas Grabuge ou le Destructeur?
— Ce n'est pas moi qui ai choisi. Quand tu montes sur un
ring, tu reçois un surnom qui te collera à la peau tout au long
de ta carrière, que ça te plaise ou non.
— Complètement débile, commenta Roger.
Dean tourna les yeux vers lui, mais se contenta de
l'effleurer du regard comme s'il n'existait pas, puis reporta
toute son attention sur Eve.
— Combien de temps va durer ton rendez-vous ?
— Un bon moment, répondit Roger avant qu'Eve ait eu le
temps de le faire. Tu ferais mieux de partir.
— Je ne t'apprécie pas tellement, déclara Dean à Roger
d'un ton parfaitement neutre.
— Et c'est censé me déranger ?
— Je me contente d'énoncer un fait. Roger
bomba le torse.
— Tu veux te battre, c'est ça ?
Eve réprima un gémissement. Roger était passé expert
dans l'art de semer la zizanie, et dès qu'il parvenait à
convaincre un pauvre type de déclencher une bagarre, il
appelait la police pour le dénoncer. Et il prenait plaisir à
donner des coups de pied à ceux qui étaient à terre avant
l'arrivée des forces de l'ordre.
— Non, se contenta de répliquer Dean. Roger en
resta un instant bouche bée.
— Tu es un boxeur qui a peur de se battre, c'est ça ?
— Non, fit Dean en riant.
— Dans ce cas...
Dean saisit Eve par le bras et l'écarta de Roger.
— Combien de temps cela te prendra-t-il ? lui demanda-t-
il en plaçant délicatement une mèche de cheveux derrière son
oreille.
Eve se sentit submergée d'extase. Enfin quelqu'un qui
n'attachait aucune importance aux provocations de Roger !
Ce Ravageur lui conviendrait parfaitement comme chevalier
servant.
— Pas longtemps, répondit-elle avant de pivoter vers
Roger. Je vais réserver la soirée dont on a déjà parlé. Le tarif
que tu m'as proposé me convient. De vingt heures à trois
heures du matin. Trois salles en enfilade et usage exclusif du
taureau mécanique. Ça marche? ajouta-t-elle en tendant la
main vers lui.
Roger serra les dents.
— Il faut que tu signes le contrat. On va faire ça dans mon
bureau, décréta-t-il en encerclant son poignet au lieu de taper
dans la main qu'elle lui tendait.
Eve grimaça, s'attendant à demi à ce que son chevalier
servant intervienne. Mais il n'en fit rien.
La retenue dont il faisait preuve l'impressionnait et
l'excitait tout à la fois.
— Depuis quand suis-je obligée de signer un contrat sur-
le-champ ? riposta-t-elle en essayant de dégager son poignet.
Plus elle cherchait à se libérer, plus Roger resserrait son
étreinte.
— Tu sais très bien que c'est la haute saison. Si tu veux
réserver des salles, il faut que tu signes, déclara Roger en
tirant sur son bras.
Cette fois, la grimace d'Eve fut spontanée. Dean
se redressa légèrement.
— Sans vouloir remettre en question ton statut de femme
libérée, est-ce que tu as besoin d'aide ? s'enquit-il comme s'il
s'informait du temps qu'il faisait dehors.
— Non, parce que Roger va me lâcher tout de suite,
répliqua-t-elle en fusillant celui-ci du regard.
Il persista à tirer sur son bras.
— Si tu veux...
— Désolé, fit Dean, mais je ne peux pas tolérer cela.
Une fois de plus, ses mouvements s'enchaînèrent de façon
si fluide que tout se passa en un clin d'œil. Sa main
encercla le poignet de Roger et serra. Celui-ci émit un
grognement de douleur et lâcha Eve. Pratiquement au
même instant, Roger exerça une violente traction sur le
bras que retenait Dean, qui relâcha aussitôt son étreinte.
Roger, qui n'avait pas anticipé un abandon aussi facile,
trébucha, se cogna contre une table, perdit l'équilibre et se
retrouva les quatre fers en l'air. La table à laquelle il avait
essayé de se retenir et qu'il avait fait basculer lui tomba sur
la tête dans un grand fracas.
Eve rit intérieurement, mais en apparence elle calqua son
attitude sur celle de Dean et feignit le désintérêt le plus total.
— Tu avais calculé que ça se terminerait comme ça? lui
demanda-t-elle pendant que Roger se redressait péniblement.
— J'avais calculé qu'il te lâcherait.
— J'aurais pu m'en tirer toute seule.
Il saisit son bras et caressa son poignet, là où les doigts de
Roger avaient laissé de vilaines traces rouges.
— Avant ou après qu'il t'aurait fait un bleu ?
— C'est une situation délicate.
— Ah oui? répondit-il en s'adossant au mur. Explique-moi
ça.
— Tu sors d'ici ! Tout de suite ! cracha Roger entre ses
dents.
— J'imagine que tu n'es pas prête à partir? demanda Dean
en se plaçant devant Eve.
Plus que tout au monde, elle aurait souhaité pouvoir le
suivre.
— Non, désolée.
— Dégage !
Eve se hissa sur la pointe des pieds pour s'adresser à
Roger, cramoisi de colère.
— Laisse tomber, Roger. Tu as cherché ce qui t'est arrivé
et tu le sais très bien.
— Il m'a attaqué !
— Parce que tu refusais de me lâcher. Je te répète que
c'est ta faute.
— N'importe quel type peut poser la main sur toi, sauf
moi, c'est ça? gronda-t-il, les narines frémissantes de rage.
Eve en eut le souffle coupé. Elle ne comprenait pas Roger
et ne le comprendrait jamais.
— Je trouverai le moyen de dire à Cam ce que je pense de
toi, l'avisa-t-elle.
— Je pourrais en faire autant, riposta-t-il en redressant les
épaules. S'il n'y avait pas Cam, je te dirais d'aller chercher
des salles ailleurs ! Estime-toi heureuse de l'avoir pour amie
!
Ces dernières paroles restèrent suspendues en l'air tandis
qu'il tournait les talons et s'éloignait, furieux.
Embarrassée par cet éclat, Eve coula un regard vers Dean.
Il se tenait derrière elle, le visage aussi expressif qu'un
masque neutre, et son regard la transperçait.
D'une manière indéfinissable, il semblait subitement avoir
changé du tout au tout.
— Je ne sais pas comment je fais pour me retrouver tout le
temps dans des situations gênantes, déclara-l elle en joignant
les mains, mais je crois que j'ai eu ma dose pour la journée.
— Qui est Cam ?
Il avait posé cette question d'un ton d'ennui profond que
démentait son regard.
— Cam Conor. Ma meilleure amie.
— Quel rapport entre elle et Roger?
— Roger veut l'épouser, expliqua-t-elle en se frottant le
front. Il le lui a déjà demandé deux fois. Cam n'a pas dit oui,
mais elle n'a pas non plus dit non.
La musique disco à pleins tubes et le brouhaha des
conversations ne parvinrent pas à combler le silence qui
s'abattit entre eux. Dean persistait à la fixer du regard, et Eve
finit par se sentir mal à l'aise.
— Enfin tout ça, c'est mes histoires, déclara-t-elle pour
détendre l'atmosphère. Alors, qu'est-ce que tu penses
d'Harmony, jusqu'ici ?
— Pas grand-chose.
— Et de moi ? Quelle impression je te fais ? questionna-t-
elle, désespérée par sa soudaine froideur.
— Tu as une vie intéressante.
Sa réplique moqueuse lui tira un gloussement de
soulagement.
— Pas vraiment, non. En général, j'arrive à m'en- tendre
avec Roger. Pas parce qu'il rne plaît, mais parce qu'il risque
d'épouser Cam. Je serre les dents et je garde ce que je pense
pour moi...
— Et tu repousses ses avances ?
Cette fois, il allait trop loin.
— Je n'appelle pas ça des avances. Disons qu'il me
manifeste un intérêt déplacé. Je crois que c'est parce que je
suis l'amie de Cam. Peut-être qu'il voudrait devenir ami avec
moi parce qu'il sait qu'on est très proches toutes les deux.
— Non.
Eve fit la grimace.
— Alors je ne sais pas pourquoi il est comme ça. Je n'ai
jamais compris Roger.
— Qu'est-ce qu'on fait, maintenant? demanda Dean,
estimant que le sujet était clos.
Eve regarda sa montre et réprima un juron.
— Je crains que mon carrosse ne soit sur le point de se
transformer en citrouille.
— Sans importance. La voiture que j'ai louée est garée
dehors.
— Écoute, ramasser un type dans un bar ne fait pas partie
de mes habitudes. Surtout pas un type qui s'appelle le
Ravageur.
Son éclat de rire ne rencontra aucun écho.
— Mais de toute façon, enchaîna-t-elle, j'imagine qu'il y a
peu de chances qu'on se revoie, et je n'ai donc pas à me
soucier de ce que tu penses de moi.
— Ah bon ?
— Absolument. En conséquence de quoi... déclara-t-elle
en franchissant l'espace qui les séparait.
Avec une aisance révélant l'habitude, Dean plaqua le corps
d'Eve contre le sien et s'empara de ses lèvres. Le baiser dont
il l'enveloppa ne ressemblait en rien au premier. Audacieux,
brûlant, dévorant, il absorbait toute son énergie et laissa son
corps palpitant à plus d'un endroit.
— Délicieux, souffla-t-elle, bouleversée.
— C'est l'idée qu'on ne se reverra pas qui te fait dire ça ?
s'enquit-il en prenant son visage entre ses mains immenses.
Pitié, pitié, faites qu'il me demande mon numéro de
téléphone...
— Pourquoi ? On se reverra ? répondit-elle d'un ton plein
d'espoir.
Il sourit - d'un sourire évidemment ravageur.
— N'y compte pas trop.
Complètement abasourdie, Eve le regarda s'éloigner sans
pouvoir prononcer un mot.
Il était aussi beau de dos que de face.