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Très bas dans le ciel, le soleil enveloppait l'horizon d'un

voile écarlate. Dean avait terminé d'enduire de goudron les

parties zinguées de la toiture et il s'essuya les mains. Quand

il se redressa, il sentit qu'on l'observait.

Il scruta les alentours d'un air détaché, mais ne vit

personne. La sensation demeurait pourtant. Quelqu'un le

regardait, il en était sûr et certain.

Un frisson de malaise parcourut sa colonne vertébrale et il

repensa au barreau de l'échelle scié et à ses pneus dégonflés.

Redoublant de prudence, il descendit l'échelle en prêtant

l'oreille aux bruits qui l'environnaient.

La maison était vide et silencieuse. Après un coup de

téléphone de Roger, Cam était allée travailler de bonne

heure. Jacki et Gregor étaient partis depuis plusieurs heures

avec la bénédiction de Dean, soi-disant pour apprendre à

Jacki à passer les vitesses. Dean se disait qu'ils ne se

contenteraient pas de jouer avec le levier de vitesse.

L'idée du couple que formeraient peut-être Gregor et sa

sœur avait fait son chemin dans sa tête. Surtout depuis qu'il

avait constaté l'effet que Jacki avait sur lui. Et puis, tant que

Gregor serait près d'elle, Jacki serait en sécurité. Un détail

important, à la lumière des récents événements.

Peu après le départ de Cam, Lorna était rentrée et n'avait

pas cherché à dissimuler son mécontentement de trouver

Dean sur le toit.

De son épouvantable voix de crécelle, elle lui avait

demandé pour combien de temps il en avait, et la pers-

pective de se retrouver seule dans la maison avec Dean sur

le toit pendant plusieurs heures l'avait incitée à prendre la

fuite. Dean aurait dû se sentir coupable de l'obliger ainsi à se

sauver de chez elle, d'autant qu'elle avait l'air plus fatiguée

qu'à l'accoutumée. Lorna n'était plus une jeune femme

endurante et son petit univers était brusquement chamboulé.

Mais il n'avait pas ressenti la plus petite once de culpabilité.

Il attendait avec impatience que l'occasion se présente pour

lui dire en face ce qu'il pensait d'elle et de ses talents

d'éducatrice.

À l'ombre de la maison, il consulta sa montre. Eve devait

être rentrée chez elle et il la revit, blottie sur le canapé dans

son maillot de foot trop grand, toute tiède et douce... Ce

souvenir suffit à faire battre son cœur plus vite et il se surprit

à sourire à l'idée du plaisir qu'il aurait à la revoir. Il lui avait

dit un peu plus tôt qu'il voulait emménager chez elle pour

assurer sa sécurité. L'histoire du barreau de l'échelle avait

suffi à la convaincre et elle avait accepté.

Au fond de lui, Dean savait qu'ils avaient tous les deux

conscience que c'était un prétexte et qu'ils étaient ravis de

l'utiliser. Eve avait compris qu'il ne voulait faire part de ses

doutes à personne pour l'instant. Moins de gens seraient au

courant, moins il y aurait de chances pour que Roger devine

que Dean le soupçonnait.

Il ramassa ses outils, rangea l'échelle et verrouilla la

maison, mais le poids d'un regard pesait toujours sur ses

épaules lorsqu'il se dirigea vers sa voiture, équipée de pneus

flambant neufs. Une fois dans l'habitacle, il alluma l'air

conditionné et appela Eve.

— Allô?

L'accent légèrement traînant de sa voix lui tira un sourire.

— Bonsoir, toi. Tu as faim?

— Mmm. Je ne sais pas trop. Et toi ?

Dean avait surtout envie de s'affaler avec elle sur son

canapé.

— On pourrait sortir, si ça te dit. Je crois me souvenir de

t'en avoir fait la promesse.

— J'avais l'intention de te le rappeler.

— Ou alors je peux apporter de quoi manger à la maison.

À la maison. Les mots restèrent suspendus entre eux dans

le silence qui suivit.

— Si tu veux sortir, je peux sauter dans mon Jean,

dit finalement Eve.

Fallait-il en conclure qu'elle était nue? Une vision

enchanteresse lui traversa l'esprit...

— Comme tu veux, répondit-il d'une voix un peu plus

rauque.

— Tu n'as vraiment pas de préférence ?

— Non, mentit-il.

— Alors autant manger ici. J'étais encore en train de

visionner tes combats. Au ralenti. Tu crois que tu pourrais

me montrer quelques trucs ?

— Quand tu voudras.

La sonnerie du signal d'appel retentit à son oreille, mais il

choisit de l'ignorer.

— Je passe me doucher et prendre quelques affaires à

l'hôtel et j'arrive. Qu'est-ce qui te ferait plaisir?

— Une surprise... Quelqu'un essaie de te joindre?

demanda-t-elle lorsque le signal d'appel retentit à nouveau.

— Sans importance.

— C'est peut-être Cam ou Jacki.

— Je ne crois pas, répliqua-t-il après avoir consulté du

regard le numéro de l'appelant.

— Qui est-ce ?

— Je ne sais pas. Numéro inconnu.

— Réponds, Dean. C'est peut-être urgent.

Son insistance ne l'irrita pas. Au contraire.

— Trop tard, on a raccroché. De toute façon, si c'était

Cam ou Jacki, tu serais la deuxième personne qu'elles

appelleraient, non?

— Oui, probablement.

Dean jeta un coup d'œil dans le rétroviseur, n'aperçut

toujours personne et démarra.

— J'arrive bientôt, d'accord ?

— Je t'attends avec impatience, conclut-elle d'une voix

douce.

Arrivé en haut de la colline qui s'élevait derrière son hôtel,

Roger s'assit au milieu des feuilles mortes. Les moustiques

commençaient à piquer, mais il ne s'en souciait pas plus que

de la boue qui couvrait la semelle de ses chaussures ou des

ronces qui avaient déchiré son pantalon.

Plus rien n'avait d'importance, désormais.

Il ne lui restait plus beaucoup de temps. S'il voulait

vraiment changer quelque chose, il allait devoir faire très

vite.

Mais quoi? Il avait essayé et ça n'avait pas marché.

Roger ferma les yeux et se souvint de la réaction de Cam

quand il avait renouvelé sa demande en mariage. Il se rendait

compte à présent qu'il avait brusqué les choses. Mais

qu'aurait-il pu faire d'autre, alors que tous ses plans

s'effondraient ?

Il revit le tendre sourire de Cam. Tendre, mais si triste. La

chaleur de son regard. Avant même qu'elle ait dit non, l'écho

de son refus résonnait dans sa tête.

S'éloigner d'elle lui avait semblé la seule issue possible.

Elle l'avait rappelé, mais il n'avait pas voulu écouter ses

excuses. Il ne les avait que trop entendues.

Son fichu frère avait tout bouleversé.

Fumier.

S'adossant à un tronc d'arbre, Roger contempla son hôtel

au pied de la colline. D'où il était, il avait une vue

imprenable sur le parking dont les réverbères s'allumaient

automatiquement l'un après l'autre, et il regarda un moment

le ballet des voitures qui entraient et sortaient.

Il savait ce qu'il allait faire.

La colère, la déception et les regrets brûlaient dans ses

veines. Il n'avait pas voulu cela. Jamais. Mais Cam ne lui

laissait pas le choix. Toute sa vie, il avait été spolié. Les

autres lui avaient pris ce qui lui revenait de droit, ce qu'il

méritait. Ce qu'il souhaitait.

Mais ça ne se reproduirait pas. Pas cette fois.

Il était acculé. Il n'avait plus rien à perdre.

En sortant de sa chambre d'hôtel, Dean tomba sur Gregor

qui l'attendait, adossé au mur du couloir.

— C'est pas trop tôt, dit-il en lui emboîtant le pas. Je

voulais frapper, mais je ne me souvenais plus du numéro de

ta chambre.

— Un problème ? demanda Dean.

— Si tu considères le fait que ta sœur se fasse opérer

comme un problème, alors oui.

Dean se tourna si brusquement vers lui qu'il sursauta.

— Qu'est-ce que tu racontes ? Jacki est malade ?

Blessée ?

— Non ! Calme-toi ! Je ne voulais pas t'effrayer.

L'effrayer? C'était bien pire que ça. Quand il s'en rendit

compte, Dean s'efforça de reprendre le dessus.

— Qu'est-ce que c'est que cette histoire d'opération ?

— Elle ne va pas se faire opérer. Pas tout de suite, en tout

cas.

— Gregor... dit-il d'un ton signifiant que sa patience avait

atteint ses limites et qu'il avait intérêt à s'expliquer en

vitesse.

— Roger lui a proposé de lui payer une opération des

seins.

Dean se racla les méninges pour trouver un sens à ce que

Gregor venait de dire. Il n'avait jamais réfléchi au fait que

Jacki avait des seins, alors que Roger ait pu lui proposer...

qu'il ait pu simplement suggérer...

— Je vais tuer ce fumier, conclut-il avant d'être parvenu

au terme de sa réflexion.

— Pas question ! s'insurgea Gregor. Si quelqu'un doit le

buter, ce sera moi et personne d'autre !

— Pourquoi tu es venu me trouver, si tu veux le faire toi-

même?

— Jacki m'a fait jurer de ne pas le tuer.

— Ça, c'est ton problème ! s'esclaffa Dean. Moi, je n'ai

rien juré à personne.

— C'est vrai, admit Gregor avec un sourire jusqu'aux

oreilles. Alors à toi l'honneur, je me contenterai de regarder.

Quand ils arrivèrent dans le hall, il était une fois de plus

désert. Dean se planta devant le comptoir d'accueil et garda

le doigt enfoncé sur la sonnette jusqu'à ce qu'un jeune

homme se présente. Il ne savait malheureusement pas où se

trouvait Cam, pas plus que Roger. Il leur proposa de prendre

un message, mais Dean déclina son offre.

Contrarié, il se passa la main dans les cheveux, songea

qu'il pourrait peut-être en discuter avec Eve. Elle connaissait

Jacki bien mieux que lui et son avis serait plus rationnel que

le sien. Ravi de cette solution, il se dirigea vers la sortie en

oubliant complètement que Gregor le suivait.

— Où tu vas comme ça ?

— Je ne sais pas encore, rétorqua-t-il en continuant à se

diriger vers sa voiture qu'il avait pris la précaution de garer

tout près de l'entrée, sous un lampadaire. Pourquoi Jacki

veut-elle se faire refaire les seins ?

— Elle doit penser qu'elle plaira plus aux mecs, j'imagine.

Dean le dévisagea.

— Elle n'est pas très bien lotie de ce côté-là, enchaîna

Gregor. Moi, ça ne me dérange pas, mais elle ne savait pas

que...

— Oublie que je t'ai demandé ça, l'interrompit Dean en

ouvrant la portière de sa voiture.

— Je lui ai dit que je la trouvais super sexy... poursuivit-il

comme s'il n'avait pas entendu.

— Gregor...

— Toi, c'est ta sœur, c'est pas pareil. Tu ne la regardes pas

comme moi, mais c'est un sacré petit lot, tu sais ? 1

— Tu ne veux sans doute pas que je te tue, toi

aussi ?

Gregor secoua la tête, mais ne parvint pas à dissimuler

son sourire.

— Tu sais, rien ne me plairait plus que d'écrabouiller

Roger comme un vulgaire cafard, mais Jacki avait vraiment

l'air de tenir à ce que je le laisse intact.

— Oui, marmonna Dean. Cam est apparemment

amoureuse de lui, ce qui le rend important aux yeux

de Jacki.

— Tu sais que t'es un sacré malin, toi !

— Dis donc, Gregor, est-ce que tu ne serais pas en train

de me provoquer, des fois ?

— Moi? Naaan... Mais c'est marrant, parce que c'est

exactement ce que m'a dit Jacki. Tu la connais bien, ta

petite sœur, pas vrai ?

Dean s'apprêtait à lui faire savoir ce qu'il pensait de ses

observations lorsqu'un insecte - de la taille d'un

mammouth, à en juger par le bruit qu'il faisait en se

déplaçant - passa à côté de son oreille. Il laissa échapper un

juron, leva la main pour attraper la bestiole, mais Gregor se

précipita sur lui de tout son

poids.

Surpris, Dean se retrouva par terre. Mais il renversa

aussitôt le rapport de force et se retrouva assis à cali-

fourchon sur Gregor, l'immobilisant totalement.

— Qu'est-ce qui t'arrive ? Tu deviens fou ou quoi ?

gronda-t-il en approchant son visage le plus près

possible de celui de Gregor.

Coup de feu, articula péniblement celui-ci.

Dean fronça les sourcils, perplexe, mais à cet instant

précis une balle ricocha sur le sol, juste à côté d'eux,

projetant des gravillons et... une giclée de peinture bleue.

Ensemble, ils effectuèrent un roulé-boulé pour s'abriter

derrière la voiture de Dean.

— Satanés gamins ! grommela Gregor.

Dean avait déjà sorti son portable.

— Des gamins ? répéta-t-il en attendant que la police lui

réponde.

— Ben ouais, tu crois pas ? C'est un paintball, non ? N

empêche qu'ils m'ont fichu la frousse ! J'ai cru que i était un

vrai flingue. Le premier tir a bien failli t'arracher l'oreille! On

dirait qu'ils ont arrêté de tirer, ajouta-t-il.

— C'est peut-être parce qu'on s'est mis à l'abri. Us n'ont

plus de cible.

La police finit par répondre à son appel et une voi-I ure de

patrouille arriva dix minutes plus tard, toutes sirènes

hurlantes. Intrigués par le vacarme, les gens sortirent de

l'hôtel.

Mais toujours pas le moindre signe de Roger.

Dean ne pouvait cependant pas l'accuser : il n'avait aucune

preuve. Il laissa donc les policiers mener leur enquête

comme ils l'entendaient, et appela Eve pour la prévenir qu'il

serait en retard. Quand il raccrocha, il aperçut Gregor en

train de parler sur son propre portable, masquant sa bouche

de sa main.

— Jacki ? chuchota Dean.

Gregor hocha la tête tout en poursuivant sa conversation.

— Dommage que Cam n'ait pas de portable, tu aurais

pu l'appeler, dit-il une fois qu'il eut terminé.

Pas de portable ? Dean l'ignorait.

— J'ai demandé à Jacki de me donner son numéro, mais

elle m'a répondu qu'elles n'avaient de portable ni l'une ni

l'autre, expliqua Gregor devant son expression étonnée. Elles

n'aiment pas les factures.

Dean s'éloigna de quelques pas. Ce n'était pas qu'elles

n'aimaient pas ça, songea-t-il, c'était surtout qu'elles n'en

avaient pas les moyens. S'il n'avait pas maintenu une distance

prudente entre ses sœurs et lui, il l'aurait su et il aurait pu...

Parvenu à ce stade de ses réflexions, il eut l'impression que

ses idées trébuchaient les unes sur les autres. Cam n'avait pas

apprécié qu'il finance la réfection de la toiture, et il avait

l'intention de procéder à d'autres réparations. Comment

aurait-il pu la convaincre d'accepter un portable et de le

laisser payer les factures ? Et pourquoi avait-il tellement

envie de le faire ?

Dean connaissait désormais la réponse à cette question.

Il avait envie de le faire parce que c'étaient ses sœurs.

Il les avait perdues de vue pendant vingt ans, mais pas un

seul des jours qui s'étaient écoulés depuis leur séparation

n'avait d'importance. Plus maintenant.

C'était peut-être ça, l'esprit de famille. Cam n'avait jamais

douté des liens qui les unissaient. Dean avait tenté de

résister, mais finalement, c'était Cam qui avait gagné.

Il fallait absolument qu'il parle de tout ça avec Eve.

Un officier de police vint s'entretenir avec lui tandis que

son collègue rassurait les badauds.

— On a vérifié le périmètre, mais vous savez comment

c'est. Tout ce qu'on a trouvé, c'est quelques cartouches de

peinture vides. Les coups ont probablement été tirés depuis

la colline. Vus de là-haut, vous faisiez une cible idéale. Vous

étiez en pleine lumière, alors que le tireur était protégé par

l'obscurité.

— Sale trouillard, marmonna Dean, de plus en plus

convaincu que Roger était derrière tout ça.

— C'est des gosses qui ont fait le coup, d'après vous ?

demanda Gregor.

— Peu importe, répondit l'officier en haussant les épaules.

En tout cas, c'était une agression sérieuse. Vous auriez pu y

laisser votre peau.

— Avec des flingues en plastique ? s'étrangla Gregor.

Extrêmement sérieux, l'officier de police cala son

bloc-notes sous son bras pour mieux le régaler de son

sermon.

— De mon temps, c'était les pistolets à plombs. J'ai connu

pas mal de gamins qui ont été blessés avec ça. Certains sont

devenus aveugles. Aujourd'hui, c'est le paintball qui est à la

mode, c'est l'arme mortelle préférée des gamins.

— Mortelle ? répéta Gregor.

- Rien que cette année, il s'en est vendu trois millions

dans le pays. Le fait d'utiliser de l'air comprimé plutôt que

de la poudre pour lancer des projectiles ne les rend pas

moins dangereux. Et comme les gens considèrent ça comme

des jouets, ils prennent moins de précautions.

— J'avoue que je l'ignorais, répliqua piteusement Gregor.

— Vous voulez des chiffres ? poursuivit l'officier en

commençant à compter sur ses doigts. Et d'une, la vitesse

d'une cartouche de peinture lancée avec un paintball se situe

entre trois cents mètres et deux mille quatre cents mètres par

seconde. Avec une arme traditionnelle, la fourchette va de

mille cinq cents à deux mille huit cents mètres par seconde.

— Ça ne fait pas une grosse différence, remarqua Dean.

— Et de deux, deux mille blessures graves et quatre morts

par an en moyenne, enchaîna l'officier.

Gregor se frotta la nuque, visiblement mal à l'aise.

— Et de trois, la majorité des victimes ont moins de

quinze ans.

— Ça ne doit pas être une partie de plaisir d'avoir à gérer

tout ça, déclara Dean en donnant à l'officier une tape sur

l'épaule.

— Les parents prétendent que ce sont des jouets, mais si

ça ne tenait qu'à moi, je les retirerais purement et simplement

du marché.

— Vous pensez que vous arriverez à attraper ceux qui ont

fait le coup ? questionna Gregor.

— Il y a peu de chances. Il n'y a pas eu de témoins et les

indices sont minces. Le ou les tireurs sont déjà loin, et je ne

peux pas aller tirer les vers du nez à tous les gamins qui ont

un paintball chez eux. Mais j'ouvrirai l'œil et, si je trouve

quoi que ce soit, je vous tiendrai au courant.

— Nous comprenons, assura Dean en lui serrant la main.

Merci d'être venu aussi rapidement.

— J'aimerais sincèrement pouvoir faire plus.

Une fois la voiture de patrouille repartie, Demi contempla

la façade de l'hôtel.

À dire vrai, il n'était pas mécontent que la police no puisse

épingler personne.

Il tenait à s'occuper de Roger personnellement.

Lorsque Dean arriva enfin chez Eve, elle était affamée.

Elle le regarda s'approcher, le serra dans ses bras... et sa

mauvaise humeur s'évapora instantanément.

Dean, qui tenait un sachet de poulet rôti d'une main et un

sac de salades variées de l'autre, lui rendit son étreinte de son

mieux.

— Eh ! dit-il. Tu vas bien ?

Eve renversa la tête en arrière pour le dévisager.

— Espèce de fou ! Évidemment que je vais bien !

Je te réconforte après une rude journée, c'est tout.

Le séduisant sourire dont elle le gratifia le soulagea

miraculeusement de sa fatigue.

— Alors comme ça, tu me réconfortes, maintenant ?

s'étonna-t-il en reculant pour la détailler de la tête aux pieds.

Non, mais regarde-toi ! Comment fais-tu pour être toujours

aussi sexy ?

Eve sourit. Elle avait enfilé un short à fleurs et un

chemisier rayé rose et blanc rien que pour lui.

— Attends de me voir quand j'ai la grippe, répondit-elle.

— Je suis sûr que tu es adorable même quand tu as de la

fièvre et que tu es toute décoiffée... Et puis, ça me fournirait

un excellent prétexte pour rester près de toi !

Eve sentit son cœur faire un bond dans sa poitrine. Dean

en garde-malade? Mmm... Avoir la grippe pouvait avoir ses

avantages, finalement.

— Après la journée que tu as eue, on aurait pu se

contenter de sandwichs à la confiture et au beurre de

cacahuète. Tu n'aurais pas dû faire de courses.

— Ça me faisait plaisir.

Quand elle leva les bras pour attraper des assiettes • h ms

le placard de la cuisine, Dean glissa les mains .mtour de sa

taille et se plaqua contre elle.

— Tu m'as manqué, lui souffla-t-il à l'oreille.

Le cœur d'Eve bondit à nouveau. S'il continuait comme

ça, la tête n'allait pas tarder à lui tourner ! Elle pivota, tenant

deux assiettes dans une main, et sourit pour adoucir ce

qu'elle s'apprêtait à lui dire.

Dean la dévisagea et soupira.

— Qu'est-ce qu'il y a ? Je t'écoute.

— Je crois que tu devrais parler à Cam de ce qui est en

train de se passer.

— Pas encore, répliqua-t-il en plantant un baiser sur son

nez avant de la délester des assiettes.

— Ça devient de plus en plus grave. D'abord les pneus,

l'échelle, et maintenant on te tire dessus ! Tu aurais pu être

blessé.

— Ou pire, je sais, répondit-il en humant le parfum de

poulet rôti qui s'échappait du sac. Je meurs de faim !

— C'est ta sœur, Dean. Elle mérite ta confiance.

— Non. Elle la mérite sans doute, mais rien ne m'oblige à

lui parler de ça.

— Tu devrais, pourtant.

— Elle pense être amoureuse de Roger, répliqua-t-il en

attrapant des couverts dans le tiroir de la cuisine. Ça

risquerait de la déstabiliser.

Eve appréciait sa façon de mettre spontanément la main à

la pâte. Ce n'était pas le genre d'homme à s'affaler devant la

télévision en attendant que les autres -spécialement sa femme

- s'occupe de tout.

Et elle réalisa subitement que c'était la pensée la plus

dangereuse qu'elle ait jamais eue de sa vie.

— Je sais. Elle m'en a parlé, dit-elle en allant chercher

deux bouteilles de soda avant de s'asseoir. Pour Cam, l'amour

est quelque chose d'extrêmement sérieux.

— Ce qui signifie... ?

— Elle est vraiment amoureuse de Roger.

— Nous y voilà ! s'exclama Dean en se laissant tomber sur

sa chaise.

— Cam ne pourrait pas aimer un homme capable de faire

ce dont tu le suspectes.

— Je le savais.

Visiblement irrité, Dean déposa de la salade de pommes

de terre sur une assiette et la plaça devant elle. Eve

contempla le contenu de son assiette - une portion qui aurait

suffi à combler l'appétit de deux hommes dans la force de

l'âge - et secoua la tête.

— Qu'est-ce que tu savais ?

— Que tu adopterais forcément un point de vue féminin

par rapport à cette histoire.

— C'est peut-être parce qu'il se trouve que je suis une

femme... Mais est-ce que tu réalises que je pourrais dire de

mon côté que tu adoptes un point de vue typiquement

masculin ?

— À savoir?

— Tu n'aimes pas Roger, tu n'as pas envie que ta sœur se

marie avec lui, donc c'est forcément lui le méchant.

Dean termina de mâcher une bouchée de poulet, l'avala,

prit une gorgée d'eau et pointa sa fourchette vers elle.

— J'adopte avant tout un point de vue logique. Les gens

agissent rarement sans motif.

— Tout ce qui t'est arrivé n'est pas obligatoirement lié.

— Je ne crois pas aux coïncidences. Pas quand il y en a

trois d'affilée.

Eve prit le temps de reconsidérer sa stratégie.

— Je vois les rouages de ton cerveau s'engrener, mais je te

préviens que je ne suis pas facile à manipuler, commenta-t-il.

— On pourrait peut-être trouver un compromis ?

— Comment ça?

— On laisse passer quelques jours et tu fais part de tes

doutes à Cam. Tu peux lui faire confiance pour distinguer un

gentil d'un méchant... Après tout, elle t'avait catalogué

comme un gentil dès le départ, ajouta-t-elle avec un sourire

suave.

Dean réfléchit si longtemps à cette suggestion qu'Eve était

sur le point de lui jeter son os de poulet à la figure lorsqu'il

se décida à répondre.

— D'accord. J'ai lancé des recherches concernant le passé

de Roger, et tant que je n'aurai pas reçu de réponse, je ne

précipiterai pas les choses.

— Tu plaisantes, j'espère ?

— Pas le moins du monde. Mais il y a une autre raison.

Cette raison, c'est que tu connais mes sœurs bien mieux que

moi.

La sonnerie du téléphone retentit, et Eve alla décrocher.

C'était Cam, visiblement inquiète. Après lui avoir parlé

quelques minutes, Eve proposa de passer la voir, mais Cam,

sachant que Dean était chez elle, refusa tout net. Eve revint

s'asseoir en face de lui, la mine sombre.

— Tu ne vas pas apprécier ce que je vais te dire.

— Dis-le-moi quand même.

— Roger a renouvelé sa demande en mariage à Cam, qui a

une fois de plus refusé. Mais cette fois, il l'a plutôt mal pris.

— Qu'est-ce qu'il a fait ? demanda-t-il, prêt à bondir de sa

chaise.

— Rien de ce que tu crois. Il n'a pas crié sur Cam et ne l'a

pas touchée. Il est tout simplement parti. Sans un mot. Cam

craint de lui avoir brisé le cœur.

Dean ricana.

— Quelques heures après, il lui a fait parvenir une lettre

dans laquelle il lui annonçait qu'il partait quelques jours et

qu'il se mettrait en contact avec elle à son retour. Cam était

très nerveuse. Elle s'en veut de ne pas avoir été plus explicite

avec lui, elle ne sait pas où il est allé et il ne répond pas au

téléphone.

Dean se leva et s'approcha de la fenêtre.

— Quand est-ce qu'elle a reçu cette lettre ?

— Environ une heure avant qu'on te tire dessus.

Dean avait l'air tellement perdu dans ses pensées qu'Eve le

rejoignit pour se blottir contre lui.

— À quoi penses-tu ?

Dean passa un bras autour de ses épaules.

— Je pense que cette histoire de voyage n'est qu'un

prétexte et que Roger mijote quelque chose. Je ne sais pas

quoi. Ni pourquoi. Mais en attendant, je n'ai pas l'intention

de rester les bras croisés.