Assise dans un box au fond du bar, Jacki terminait de
remplir un formulaire d'embauché. Maintenant qu'elle avait
vingt et un ans, elle pouvait postuler à bien plus d'emplois
qu'avant. Dean avait raison. Que cela plaise ou non à Cam,
elle devait travailler.
Un éclair zébra le ciel derrière la vitre du bar, suivi
quelques secondes plus tard d'un grondement de tonnerre.
Elle soupira. À n'en pas douter, le toit allait encore fuir.
Lorna se plaindrait qu'elle n'arrivait pas à dormir et
reprocherait à Cam d'hésiter à vendre la maison. , Roger
aurait certainement été ravi de l'embaucher, mais Jacki ne
voulait pas travailler pour lui. Cam le faisait déjà et
envisageait même de l'épouser.
Jacki frissonna à cette idée.
Si on acceptait de l'embaucher ici, les pourboires qu'elle
empocherait lui permettraient d'aider aux dépenses et elles
essaieraient de garder la maison. Cam renoncerait peut-être
même à épouser Roger. Le salaire de base n'était pas
terrible, mais les horaires étaient compatibles avec son
emploi du temps. Et puis, servir des verres n'avait rien de
compliqué. Ses copains pourraient passer la voir, et travailler
serait une sorte de fête permanente.
Elle acheva de remplir le formulaire et se fraya un passage
jusqu'au comptoir parmi des hommes que l'ivresse faisait
tituber et des femmes aux allures d'entraîneuses. Quand elle
l'atteignit enfin, elle aperçut
un homme à stature de colosse. Bouche bée, Jacki fit glisser
son regard de sa tête à ses pieds avant de remonter.
La pluie avait assombri la toile de son jean qui moulait des
jambes aussi épaisses que des troncs d'arbres. Ses cheveux
bruns pendaient devant ses yeux, jusqu'à ce qu'il passe la
main dedans pour les rabattre en arrière. Son T-shirt blanc,
tellement trempé qu'il en devenait transparent, collait à son
torse, révélant une toison fournie et des muscles
d'haltérophile.
Jacki se rendit compte qu'elle était incapable de faire
avancer ses pieds, et son cœur parvenait tout juste à battre.
L'homme mesurait au moins deux mètres et devait peser
plus de cent kilos. Cent kilos de muscles. Des tatouages
s'enroulaient autour de ses énormes biceps avant de
disparaître sous les manches du T-shirt. Ses oreilles charnues
et les cicatrices qui marquaient son visage n'ôtaient rien à
son charme, mais il ne dominait pas seulement la salle par sa
stature. Sa voix de stentor y contribuait largement, ainsi que
l'assurance qu'il manifestait.
Fascinée, Jacki réussit à décoller ses pieds du sol et
approcha dans son dos. Son formulaire d'embauché pendait
mollement dans sa main, déjà oublié.
L'objet de son attention étala ses avant-bras sur le
comptoir et s'adressa à Dickey, le barman de nuit.
— Je cherche le Ravageur.
Dickey recula d'un pas derrière le bar, fronça les sourcils
et secoua la tête.
— On ne veut pas d'histoires, ici.
Le géant sourit de toutes ses dents.
— Moi non plus, mec, détends-toi. Le Ravageur est
un... ami à moi.
Dickey ne parut pas soulagé pour autant.
— Je ne connais personne de ce nom.
Jacki sentit son cœur manquer un battement.
— Que tu connaisses son nom ou pas, répliqua
Goliath, tu te souviendrais de lui si tu l'avais vu. Je sais de
source sûre qu'il traîne dans le secteur. Et le connaissant
comme je le connais, je sais que le premier endroit où il s'est
arrêté dans ce patelin est forcément un bar.
Jacki se dit qu'il ne connaissait peut-être pas aussi bien son
frère qu'il le prétendait. Elle jeta un coup d'œil à sa montre,
constata qu'il était plus de minuit et haussa les épaules. Elle
sortit son portable de sa poche et appela Eve.
Elle répondit au bout de six sonneries. Sa voix était plus
rauque qu'à l'ordinaire et légèrement haletante.
— Allô?
Surprise, Jacki haussa les sourcils.
— Salut, Eve, c'est Jacki.
— Jacki ?
— Oui, dit-elle en riant à moitié. Tu sais, la sœur de Cam.
Eve avait dû poser la main sur son téléphone, car les sons
étouffés d'une conversation lui parvinrent.
— Tu sais l'heure qu'il est, Jacki ? reprit Eve.
— Oui, oui, je sais.
— Quelque chose ne va pas ? Qu'est-ce qui se passe ?
— Rien. Je te dérange, peut-être ? demanda-t-elle d'un ton
ironique.
— Non, non, pas du tout.
Nouveaux bruits de conversation étouffés.
— Euh... Pourquoi tu appelles, en fait?
Jacki éclata franchement de rire.
— J'allais te demander si tu avais le numéro de téléphone
de Dean, mais puisqu'il est à côté de toi...
Eve grogna et, une seconde plus tard, la voix de Dean
retentit :
— Qu'est-ce que tu veux ?
— Salut, frangin ! Pas la peine de grogner comme ça, je
sais que tu ne peux pas me mordre par téléphone.
Elle l'entendit soupirer.
— Qu'est-ce que tu veux, Jacki ? s'enquit-il plus
calmement.
— Tu sais, je ne dirai rien à personne et quand je
raccrocherai, tu pourras retourner t'occuper de tes petites
affaires...
— Jacki...
Elle entendit Eve rire derrière lui.
— Le problème, c'est qu'il y a un type qui te cherche et je
me suis dit comme ça que tu devais le connaître.
— Un type ? Où ça ? demanda-t-il, subitement sérieux.
— Je suis au bar du Cadavre.
— Qu'est-ce que tu racontes ?
Le nom du bar déclenchait souvent cette réaction.
— C'est un petit bar très sympa à un quart d'heure de chez
moi, environ. Enfin, de chez nous, si tu préfères.
Dean émit un autre soupir.
— Encore en train de faire la fête ?
— En quoi ça te concernerait, si c'était le cas ? rétorqua-t-
elle d'une voix mielleuse.
— C'est qui, ce type qui me cherche ? questionna-t-il d'une
voix si rageuse que Jacki sentit vibrer le téléphone à son
oreille.
— Je ne sais pas, mais c'est une vraie armoire à glace. Il
est encore plus costaud que toi. Il dit qu'il cherche le
Ravageur. Il a des cheveux bruns mi-longs, les oreilles en
chou-fleur, plein de tatouages sur les bras, des cicatrices...
— À qui a-t-il demandé après moi ?
Apparemment, Dean avait compris de qui il s'agissait.
— Au barman de nuit qui n'a rien pu lui dire. J'imagine
que tu n'as jamais mis les pieds ici ?
— Eve m'avait dit que le seul bar de la ville était celui de
cet imbécile de Roger.
Jacki gloussa. Elle n'était pas étonnée que Dean ait la
même opinion qu'elle au sujet de Roger.
— Le bar du Cadavre n'est pas le genre d'endroit qu'Eve
apprécierait.
— Pourtant, tu le fréquentes.
— Ton copain est en train de faire le tour de la salle,
reprit-elle sans tenir compte de sa remarque. Il fait peur à
tout le monde, et il y a même des gens qui se dépêchent de
partir.
Une fois de plus, Dean soupira.
— Passe-le-moi.
Jacki écarta le téléphone de son oreille et le contempla
d'un air incrédule. Dean devait plaisanter. Elle le rapprocha
de son oreille.
— Tu veux que j'aille trouver ce mastodonte et que je lui
remette gentiment mon téléphone ?
— Ne t'inquiète pas, ma puce. Il te le rendra. Dis-lui
simplement que je suis en ligne.
Bizarrement, le fait qu'il l'ait appelée «ma puce» ne
dérangea pas Jacki. Elle porta son regard en direction du
géant et un frisson d'excitation parcourut sa colonne
vertébrale.
Elle avait une excellente raison de lui adresser la parole.
— D'accord, j'y vais. Ne quitte pas.
Faisant appel à tout son courage, Jacki s'approcha du géant
et lui tapa sur... l'omoplate, à défaut de pouvoir atteindre son
épaule. Surpris, celui-ci lui jeta un coup d'œil, puis redressa
les épaules et pivota vers elle afin de mieux l'observer.
Jacki eut l'impression de se retrouver toute nue sous ce
regard scrutateur, mais son sourire fit bondir son cœur dans
sa poitrine.
— Salut, beauté.
Cette réplique éculée lui valut un sourire méprisant de la
part de Jacki, mais ce n'était qu'une façade, car
intérieurement elle se sentait fondre sous ce beau regard
sombre. Histoire de se ressaisir, elle adopta une pose
provocante, les membres détendus, la hanche droite pointée
vers l'avant.
— Tu veux parler au Ravageur ?
Le géant porta les deux mains à son cœur et son visage se
tordit, mimant une intense souffrance.
- Je t'en supplie, princesse, dis-moi qu'il ne t'a pas
conquise avant moi
Il saisit sa main, la porta à ses lèvres et y planta un baiser
humide et provocant. Jacki en resta figée de stupeur. Un
sourire fit alors briller les beaux yeux du colosse.
— Je te jure que je suis mieux que lui. À tout point de vue,
précisa-t-il avec un clin d'œil.
Jacki faillit en laisser tomber son portable et sentit sa
langue se coller contre son palais. Mais lorsqu'elle s'aperçut
qu'il caressait la paume de sa main de son pouce, elle l'écarta
vivement.
— Ce n'est pas ça.
— Non?
— Non.
— Ouf ! Dieu merci ! Tu ne peux pas savoir à quel point
je suis soulagé d'entendre ça. C'est le Ravageur? s'enquit-il
en désignant son portable du menton.
— Oui.
— Parfait. Dans ce cas, les affaires d'abord. Mais une fois
réglées, on fera connaissance, tous les deux.
Irritée par son propre manque de repartie, elle lui tendit le
téléphone.
— Tiens. Prends tout ton temps.
Elle s'apprêtait à s'écarter, mais quand elle entendit sa
première réplique, elle changea d'avis.
— Si tu pouvais voir le petit canon qui vient de me passer
son téléphone, tu serais vert, mec !... De quoi ?...
Arrête de déconner, tu veux? Tu n'as jamais eu de sœur!
Jacki le foudroya du regard, mais il n'y prêta pas
attention.
,
— Deux ? Espèce de mythomane !
La réponse de Dean le fit grimacer.
— Comment pourrais-tu avoir deux sœurs sans que
personne en ait jamais entendu parler ? aboya-t-il en se
passant la main dans les cheveux.
Il leva les yeux vers Jacki, qui cette fois lui sourit. Très
ironiquement. Le géant la déshabilla machinalement du
regard. Quand il réalisa ce qu'il était en train de faire, il
reporta aussitôt son attention sur son visage, tout en écoutant
attentivement ce que lui disait Dean.
— D'accord. Ne quitte pas. Tu n'aurais pas de quoi écrire
? demanda-t-il à Jacki.
— Pour quoi faire ?
— Noter l'adresse du Ravageur.
Jacki agita les doigts en direction du téléphone et il le lui
rendit.
— Où es-tu descendu, Dean?... Oui, je connais. Je peux
lui donner l'adresse.
— Parfait. Et après, tu pourrais rentrer chez toi, au lieu de
traîner dans ce bar.
— Qu'est-ce qui t'arrive, frangin ? Tu te fais du souci pour
moi ?
— Pas le moindre. Mais avec Gregor dans les parages...
— Gregor ? C'est comme ça qu'il s'appelle ?
Elle leva les yeux et se retrouva à nouveau prise au piège
du beau regard sombre.
— C'est marrant, il n'a pas une tête à s'appeler Gregor.
Le géant souleva un chapeau imaginaire et fit une
courbette.
— Gregor le Maniaque, pour vous servir.
— Tu es combattant, toi aussi ?
— Le meilleur qui soit.
— Quoi qu'il te dise, n'en crois pas un mot, lui conseilla
Dean.
— C'est un baratineur? fit Jacki en hochant la tête.
Entendu, j'en prends bonne note.
Gregor rugit de rire.
— Alors? insista Dean. Tu vas rentrer chez toi, oui ou non
?
— Oui... Dès que j'aurai trouvé quelqu'un pour me
raccompagner.
Maintenant qu'elle s'était occupée de trouver du travail, il
était temps qu'elle rentre. Ce devait être les chutes du
Niagara dans la chambre de Lorna.
Qu'est-ce que tu racontes ? demanda Dean.
Au cas où tu l'aurais oublié, je n'ai pas de voiture. Mais
le bar est bondé, je finirai bien par tomber sur quelqu'un que
je connais.
Quelqu'un qui aura bu, Jacki, répondit-il en soupirant.
- Moi, je n'ai pas bu.
Bile s'apprêtait à lui dire qu'elle ne buvait que très i a
renient, mais le géant détourna son attention en écartant ses
bras gargantuesques, comme pour s'offrir en sacrifice.
— Moi non plus, je n'ai pas bu une goutte, ma douce. Dis
à ton satané frère que je te raccompagne.
— Non ! rugit aussitôt Dean.
Jacki observa Gregor. Elle commençait à s'habituer à son
nom. C'était une force de la nature. Un combattant. Comme
son frère. Et un dragueur. Comme son frère. Mais surtout, il
avait l'air parfaitement inoffensif.
— Pourquoi pas ? rétorqua-t-elle à son frère.
— Oui, renchérit Gregor. Pourquoi pas ?
— Bon sang, Jacki, tu ne le connais même pas ! gronda
Dean.
— Mais toi, tu le connais, lui rappela-t-elle.
Gregor gloussa.
Dean émit un long soupir. Plus long que tous les
précédents.
— Ne bouge pas, je viens te chercher, lâcha-t-il
finalement.
Jacki en resta bouche bée. Il devait plaisanter. Il était tard.
Il était chez Eve. Il ne lui devait rien.
— Mais... c'est absurde.
— Je serai là dans cinq minutes.
— Attends, Dean ! Même si je ne trouve personne, il y a
un arrêt de bus, pas loin...
— Ne bouge pas, ordonna Dean. Tu m'as bien compris?
— Attends une minute, espèce de...
Mais il avait raccroché comme... comme un grand frère
qui veille sur sa petite sœur.
Jacki n'en revenait pas.
Elle referma le portable et le glissa dans sa poche.
— Alors, quel est le verdict ? s'enquit Gregor d'un ton
larmoyant.
— Dean vient me chercher, désolée, répliqua-t-elle avec
un haussement d'épaules.
— Ah ! Le pourri ! ronchonna-t-il.
— Le bon côté des choses, c'est qu'il lui faudra au moins
vingt minutes pour arriver ici, lui confia Jacki avec un grand
sourire.
Le visage de Gregor s'illumina.
— Ça nous laisse vingt minutes pour faire connaissance...
Tu vois ce box, au fond de la salle? proposa-t-il en retrouvant
son sourire de séducteur.
— Pas question, décréta Jacki en secouant la tête. De toute
façon, je dois d'abord rendre mon formulaire.
— Quel formulaire?
— Mon formulaire d'embauché. Deux filles viennent de
les lâcher, expliqua-t-elle en avançant le long du comptoir, et
ils ont désespérément besoin de les remplacer. Le manager
m'a dit que je remplissais les conditions requises, alors
j'espère qu'on va m'em-baucher tout de suite.
— Ce soir?
Jacki aurait bien aimé, mais Gregor ne semblait pas
partager cet avis. Avait-il vraiment envie de passer un
moment en sa compagnie ? Elle l'espérait. Il y avait bien
longtemps qu'un garçon ne l'avait pas autant intriguée. Et
cette fois, il s'agissait d'un homme, pas d'un gamin.
— Non, le manager m'a dit que je commencerais lundi
prochain.
— Alors tout ce que tu as à faire, c'est rendre ce papier,
c'est ça ?
— C'est tout, oui.
Elle lui jeta un coup d'œil par-dessus son épaule et le
surprit en train de loucher sur ses fesses. Comme c'était la
seule partie de son anatomie dont les courbes pouvaient
sembler vaguement féminines, elle ne s'en formalisa pas.
Pourvu qu'il ne s'avise pas de lorgner du côté de sOn
décolleté inexistant...
Elle s'arrêta. Leurs regards se croisèrent et une lueur
chaleureuse emplit le regard de Gregor.
— Et après ? s'enquit-il en souriant.
— On pourra s'asseoir dans la salle, en pleine lumière.
Comme ça, Dean nous repérera facilement, ajouta-t-elle en
s'éloignant.
— Comme s'il pouvait me louper, grommela Gregor qui la
suivit.
Il n'avait pas tort. Mais Jacki n'avait aucune envie de
s'isoler avec lui. De plus, même si le regard d'admiration de
Gregor lui faisait chaud au cœur, elle ne voulait pas rater
l'instant où Dean arriverait.
Pour la première fois de sa vie, elle verrait à quoi
ressemble un frère qui s'inquiète pour sa petite sœur.