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Elle avait décroché son premier job! Le manager s'était

contenté de jeter un bref coup d'œil au formulaire.

— Tu commences lundi. De vingt heures à deux

heures du matin. Ça te va ?

Ça lui allait parfaitement.

La maison fournissait un tablier à bavette aux serveurs et

elle n'aurait donc pas à enfiler un uniforme ridicule. Elle

travaillerait les lundi, jeudi, vendredi et samedi, ce qui lui

laisserait tout le temps d'étudier. Youpi !

Contribuer aux revenus de la famille lui permettrait de

participer aux décisions financières. Le soulagement et

l'excitation à l'idée d'avoir enfin voix au chapitre éclipsaient

presque la présence de Gregor.

Presque.

Le copain de Dean avait un merveilleux sens de l'humour,

un rire très communicatif et beaucoup de charme. Au cours

des dix-huit minutes qu'ils passèrent ensemble, les autres

clients du bar, hommes et femmes, ne cessèrent pas de les

dévorer des yeux. Les hommes observaient Gregor avec un

intérêt teinté de méfiance, mais les femmes le couvaient d'un

regard clairement lascif.

— Tu attires beaucoup l'attention, remarqua Jacki.

— C'est l'hôpital qui se moque de l'infirmerie, répliqua

Gregor en posant les coudes sur la table. Je suis sûr qu'on ne

voit que toi, partout où tu passes.

Jacki haussa les épaules. Elle attirait effectivement

l'attention, mais cela ne changeait rien au fait qu'elle était

trop grande, trop maigre et plate comme une planche à

repasser.

— Avec les hommes, c'est facile. Ils passent leur vie à

mater les femmes.

— Mademoiselle fait la sainte-nitouche ? répondit-il avec

un sourire en coin. Je crois que j'ai capté, ajouta-t-il en lui

prenant la main. Veux-tu que je te récite des vers ? Que je

m'agenouille à tes pieds ? Que je nimbe tes oreilles d'une

douce musique ?

Jacki chercha à dégager sa main, mais il la retint.

— Veux-tu que je t'offre des fleurs ? Des chocolats ?

Qu'est-ce qui te ferait plaisir, mon ange ? Commande et

j'obéirai.

— Je ne sais pas de quoi tu parles.

— Mais si... Je parle de te séduire !

Elle se contenta de secouer la tête, ce qui le fit sourire.

— Bon, tu n'es pas romantique. Tant mieux ! Je ne

supporte pas non plus ce genre de niaiseries. Pourquoi ne pas

entrer directement dans le vif du sujet en te disant que je te

trouve délicieuse ? À damner un saint... que je ne suis

d'ailleurs pas. Si séduisante que je pourrais presque...

— Tu vas te taire, oui ? l'interrompit Jacki en jetant un

regard inquiet aux clients du bar qui ne perdaient pas une

miette du spectacle.

Gênée, elle chercha une fois de plus à récupérer sa main...

et c'est ainsi que les trouva Dean. Jacki ne l'avait pas vu

arriver, c'était comme s'il avait surgi de nulle part.

L'expression de Gregor se figea, bientôt remplacée par de

l'appréhension. Il prit cependant le temps de déposer un

baiser sur ses phalanges avant de se tourner vers lui.

— Tu n'as pas mis longtemps ! Dire que j'imaginais qu'il

faudrait lancer une meute de chiens à tes trousses pour te

débusquer ! Il suffisait de croiser ta petite sœur pour que tu

débarques...

— Jacki mesure pas loin d'un mètre quatre-vingts, lui fit

remarquer Dean d'un ton las. Elle n'est pas vraiment petite.

— Par rapport à moi, si. Mais dis-moi, personne ne savait

que tu avais une sœur, on te croyait rescapé du laboratoire

d'un savant fou dont l'expérience aurait mal tourné... Alors

comment se fait-il que j'aie deviné qu'il suffirait de proposer

de la raccompagner pour te faire apparaître ?

En entendant ces mots, Jacki sentit son estomac se

contracter. Gregor, qui n'avait rien remarqué, lui sourit.

— Tu es désormais en mon pouvoir, déclara-t-il à Dean.

Non seulement tu as une sœur adorable, mais tu tiens à elle

comme à la prunelle de tes yeux.

— Gregor, tu n'es qu'un imbécile.

— Tu t'es porté à son secours à la vitesse de l'éclair, et

maintenant tu as l'intention de lui faire croire que tu ne me

fais pas confiance.

Jacki n'avait pas besoin que Dean lui explique quoi que ce

soit. Gregor avait fait semblant de la courtiser afin d'attirer

Dean jusqu'à lui.

Il s'était purement et simplement servi d'elle.

— Je suis venu la chercher pour la raccompagner chez

elle, c'est tout.

— Parce que j'ai proposé de le faire et que tu ne veux pas

que je lui tourne autour.

— Combien de fois faudra-t-il que je répète que je ne suis

pas ce genre de grand frère ! s'exclama Dean.

— Ah ouais ?

Gregor se leva et se planta face à lui. Il le dépassait de

quelques centimètres.

— Quel genre de frère es-tu, alors ? Je te demande ça dans

un but intéressé. Vu que j'ai le béguin pour elle, j'ai

l'intention de rester un moment en ville.

Jacki plissa les yeux. Cet olibrius avait donc l'intention de

continuer à l'utiliser ? Elle attendit tranquillement qu'il

tourne la tête vers elle pour lui faire connaître le fond de sa

pensée.

Espèce de fumier ! Gregor haussa les sourcils, puis éclata de

rire. Cette fois, je n'ai plus aucun doute ! C'est vraiment lu

sœur.

Loin de paraître froissé, Gregor semblait plus ébloui que

jamais. Mais Jacki n'avait pas l'intention de le I.lisser se

payer sa tête.

— Tu perds ton temps, déclara Dean. Tu n'arriveras I >as

à me provoquer, alors arrête ton cirque. Si tu veux un combat

avec moi, adresse-toi aux organisateurs du SBC.

— J'aimerais bien suivre ce conseil, mais le problème,

c'est que ces gens-là sont plus enclins à t'écouter, toi, que

moi.

— Dommage pour toi, parce que je ne leur dirai pas un

mot à ton sujet. Viens, on y va, conclut-il en pivotant vers

Jacki.

— Je suis plus que prête, tu peux me croire, lança-l-elle en

se levant.

Ils s'apprêtaient à partir, mais Gregor se planta en travers

du chemin de Jacki. Il se déplaçait avec souplesse, malgré sa

corpulence.

— Attends un peu, ma belle...

— Je ne suis pas ta belle, je ne suis pas ton ange et je ne

suis pas ta princesse, c'est clair? Je m'appelle Jacki, et si tu

dois encore t'adresser à moi, tu as intérêt à t'en souvenir.

— Ah, fit Gregor en jetant un coup d'œil vers Dean avant

de s'adresser à elle. Je vois que la présence de ton frère

change subitement la donne.

— Je t'ai dit que je n'étais pas ce genre de grand frère.

Jacki et Gregor ne firent pas attention à lui.

— La présence de Dean n'a rien à voir, rétorqua-t-elle. Tu

me prends vraiment pour une idiote, c'est ça ?

— Je n'ai jamais dit...

— Tout ce qui t'intéresse, c'est d'organiser un combat avec

Dean. Tu crois peut-être que ça ne se voit pas?

— Non, je...

— Tu viens de passer vingt minutes avec moi, uniquement

parce que tu savais qu'il arrivait. Tu t'es servi de moi !

— Un combat contre ton frère est effectivement un enjeu

intéressant, princ... euh, Jacki. Mais depuis que mes yeux se

sont posés sur toi, il n'y a plus que toi qui comptes.

— C'est ça, c'est ça, répondit Jacki d'un ton suprêmement

dédaigneux. Va draguer ailleurs !

Gregor s'obstina à lui barrer la route. Il n'avait plus du tout

l'air amusé.

— Attends une minute. Tu te trompes complètement.

— Dégage, Gregor, souffla Dean dans le dos de Jacki.

Prise en sandwich entre les deux hommes, elle se sentit

subitement minuscule. C'était bien la première fois de sa

vie que ça lui arrivait.

— Je sais juger le caractère des gens, Gregor, et je suis au

regret de t'informer que tu en es totalement dépourvu, lui

assena-t-elle froidement.

Gregor expira par les narines d'un air profondément

indigné.

— Tu me donnes un coup de main, Ravageur? lança-t-il à

Dean, à la grande stupéfaction de Jacki.

— Qu'est-ce que tu veux que je fasse ?

— Tu pourrais commencer par dire à ta sœur que je ne me

suis pas servi d'elle pour te proposer un combat. Tu sais aussi

bien que moi que je ne m'abaisserais jamais à un truc aussi

débile.

Dean pinça l'arête de son nez entre le pouce et l'index.

— Ce type n'est pas un débile, Jacki. Il est odieux et il la

ramène en permanence. Il n'a aucun talent sur le ring, aucune

patience, mais...

— Je t'ai demandé de m'aider, lui rappela sèchement

Gregor, pas de me crucifier.

— Je ne suis pas encore remis de mon dernier combat, je

manque de sommeil et je passais une excellente soirée quand

ma sœur m'a téléphoné à cause de toi.

Alors explique-moi une chose, Gregor : pourquoi aurais- \r

envie de t'aider?

Dean avait crié si fort près de son oreille que Jacki était

certaine de rester sourde pendant plusieurs jours. Gregor,

quant à lui, semblait ravi d'avoir réussi à faire sortir Dean de

ses gonds.

— C'est la première fois que je te vois dans cet état.

Tu es sûr que ça n'a rien à voir avec la présence de cette

petite chose ?

Petite chose ? Jacki inspira à fond pour encaisser l'insulte.

L'immonde prétentieux! Plaquant ses deux mains sur le torse

de Gregor, elle le poussa de toutes ses forces. Surpris, il

vacilla en arrière.

Pas bien loin, mais suffisamment pour lui permettre de se

ruer dehors. Ce qu'elle fit.

— Attends, poupée ! cria Gregor dans son dos. C'est mon

cœur qui s'enfuit, Ravageur, ajouta-t-il en la voyant presser

le pas sans se retourner. Ta petite sœur vient de m'arracher le

cœur !

— Tu n'en as pas, espèce de minable.

Une seconde plus tard, son frère était à côté d'elle.

— Jacki ?

Elle était si mortifiée qu'elle ne prit pas la peine de lui

répondre.

— On ne t'a jamais dit qu'il vaut mieux éviter d'agresser

un combattant professionnel deux fois plus lourd que toi ?

— Tu étais là, rétorqua-t-elle en haussant les épaules.

Elle martelait le sol si violemment que l'eau giclait autour

d'elle à chacun de ses pas. Dean l'attrapa par le bras et la

fit pivoter vers lui.

— Tu t'attendais à ce que je me batte pour toi ?

— Bien sûr que non, répliqua-t-elle en levant les yeux au

ciel. Cet imbécile veut se battre avec toi sur un ring, pas dans

un bar. Je voulais simplement dire qu'il suffisait de vous voir

ensemble pour comprendre que ce n'est pas le genre de type

à cogner une femme. Autrement, tu n'aurais pas pris le temps

de bavarder avec lui.

— Pourquoi ?

— Parce que je ne pense pas que tu adresses la parole à ce

genre d'individus.

— Tu n'en sais rien. Tu ne me connais pas.

Jacki effleura brièvement sa mâchoire.

— Tu es mon frère, Dean. Je ne sais pas... Je reconnais

que c'est dingue, mais je te connais.

Dean planta ses poings sur ses hanches et la dévisagea.

— Où est-ce que tu comptes aller, comme ça ? Jacki

n'en savait rien.

— À ta voiture?

— Je suis garé de l'autre côté.

Dean ne semblait pas se soucier de la pluie. D'un autre

côté, Jacki n'avait pas remarqué qu'il pleuvait avant cet

instant. Elle frissonnait à présent jusqu'aux os et ses cheveux

retombaient en mèches humides sur ses épaules. Tout ça à

cause de Gregor.

— Je te laisse ouvrir la marche.

— Quel honneur! Je te remercie, grinça-t-il avant de se

mettre en route dans l'autre direction.

Jacki aperçut sa voiture garée à l'angle de la rue. Dean lui

ouvrit la portière, puis s'installa au volant. Elle avait froid,

elle était trempée et elle se sentait complètement idiote.

— Si j'ai bien compris, selon toi, je ne fréquente pas

n'importe qui. C'est bien ça que tu as dit? lui demanda Dean.

Jacki retrouva instantanément le sourire. Dean avait du

mal à admettre que son sens de l'honneur était aussi visible

que ses muscles.

— Oui. Même si je ne te connais pas depuis longtemps,

j'ai bien vu que si Gregor t'agaçait, il ne te dégoûtait pas.

— Dégoûté ? releva-t-il comme si elle avait proféré une

injure. Rien ne me dégoûte.

— Pourquoi ? Ça ne fait pas viril d'être dégoûté ?

Dean se rembrunit davantage, mais ne dit rien. Il tourna la

clef de contact et alluma le chauffage, puis

attacha sa ceinture et démarra. Les rues étaient désertes et le

vent projetait des paquets de pluie contre le pare-brise. Les

essuie-glaces parvenaient tout juste à les écarter.

— Ça va? s'enquit Dean au bout d'une minute.

— Oui, je me sens bête, c'est tout.

— Comment ça ?

Jacki soupira, puis renversa la tête en arrière.

— J'aurais dû me douter que ce n'était pas moi qui

l'intéressais.

— Pourquoi ?

Elle se recroquevilla sur son siège et serra les bras autour

d'elle. La pluie faisait couler son maquillage sur ses joues,

ses cheveux pendouillaient lamentablement et son Jean était

plein de boue.

Elle se sentait aussi moche à l'extérieur qu'à l'intérieur,

mais elle n'avait pas envie d'en parler.

— Jacki ? insista Dean.

Il s'était passé tellement de choses ces derniers temps. Elle

n'arrêtait pas de se disputer avec Cam. Elles allaient bientôt

perdre la maison. Et d'un seul coup, ce frère qu'elles

n'avaient jamais vu surgissait dans leur vie...

— Qu'est-ce que ça peut te faire, de toute façon?

répliqua-t-elle d'un ton furieux.

Il eut l'air stupéfait, mais Jacki était lancée.

— Tu n'es pas ce genre de grand frère, tu te souviens ? Tu

te fiches pas mal de moi. Ou alors c'est à

cause de Gregor que je t'intéresse, d'un seul coup ?

Jacki inspira plusieurs petites bouffées d'air pour se calmer

et finit par réaliser la différence de son comportement avec

celui de Dean. Son silence et sa froideur mettaient des

kilomètres de distance entre eux. Elle s'en voulut de s'être

laissé emporter.

— Dean ?

— Oublie que je t'ai posé cette question, d'accord?

Pour la première fois depuis qu'elle le connaissait,

Dean lui parut inaccessible.

Un éclair fendit le ciel assombri par la tempête et illumina

l'intérieur de la voiture. Jacki aurait préféré ne pas avoir vu le

visage de son frère. Il semblait si loin d'elle, si méfiant.

— Tu sais, je ne m'attendais pas à me retrouver avec un

frère...

Dean persista à l'ignorer, mais Jacki ne se laissa pas

démonter.

— Je risque de faire des gaffes, de temps en temps, c'est

normal, enchaîna-t-elle.

Elle se détesta d'avoir parlé de cette voix chevrotante. Elle

avait horreur de passer pour une pleurnicheuse.

— Ça ne peut pas venir d'un seul coup, bon sang !

Laisse-moi un peu de temps, ajouta-t-elle avec colère.

Dean lui jeta un coup d'œil, puis détourna le regard.

— Je te préviens, Jacki, si tu te mets à pleurer, je m'arrête

et je te fais descendre.

Comme menace, c'était plutôt violent. Mais Dean n'avait

pas l'air de penser ce qu'il disait. Il avait plutôt l'air

désespéré.

Jacki laissa échapper un hoquet.

— C'est ça...

— Essaie, tu verras bien.

Il ouvrit la boîte à gants et lui tendit une boîte de

mouchoirs.

— Merci.

— Il y en a toujours dans les voitures de location. Jacki rit

à travers ses larmes.

— C'est parce qu'il est super beau.

— Qui ça ?

Passer des larmes au rire avait quelque chose d'étrange,

mais c'était peut-être normal entre frère et sœur.

— Gregor.

— Ne me fais pas vomir, s'il te plaît, grommela-t-il avec

une expression outrageusement horrifiée.

Cette fois, Jacki se mit à glousser irrépressiblement. Dean

attendit qu'elle se calme, levant les yeux au ciel quand elle y

parvenait... pour mieux rechuter.

— Tu as bientôt fini ta crise d'hystérie ? demanda-t-il.

— Je ne suis pas hystérique, c'est toi qui me fais rire!

— Ouais, c'est pour ça qu'on m'appelle le Ravageur.

— C'est le Clown qu'on devrait t'appeler. Merci.

J'apprécie que tu t'intéresses à moi, ajouta-t-elle plus

sérieusement.

— Pas de problème. J'imagine que le chapitre Gregor est

clos ?

— Absolument.

Il était hors de question qu'elle discute de ses complexes

physiques avec Dean.

— Tu traînes souvent dans ce bar?

— Pas vraiment. Je n'y suis allée qu'une ou deux fois, mais

l'autre jour, j'ai remarqué une annonce sur la vitrine. Ils

cherchaient une serveuse, alors j'ai posé ma candidature.

— Dans ce bar ?

— Pourquoi pas ?

Dean serra le volant un peu plus fort.

— C'est un repaire de poivrots.

— J'ai réfléchi à ce que tu as dit.

— Qu'est-ce que j'ai dit ?

— Qu'on pouvait très bien travailler et étudier en même

temps. Je sais que je peux le faire, mais Cam a toujours

insisté pour que je ne travaille pas et c'était plus facile de

suivre ses conseils.

— Je crois que j'aurais mieux fait de me taire.

— Non, ce que tu as dit était très sensé, Dean. Cam n'aura

plus à tout assumer seule. En plus, c'est pratique, je dirai que

c'est ta faute quand elle aura une attaque... Parce que figure-

toi qu'ils m'ont embauchée ! annonça-t-elle avec un grand

sourire.

Lorsque Dean s'engagea dans sa rue, les phares éclairèrent

le paysage détrempé. Le plus gros de l'orage était passé, mais

le tonnerre grondait encore au loin.

— Jacki... commença-t-il d'un ton soucieux.

— Je sais, je sais, l'interrompit-elle en lui tapotant l'épaule.

Tu n'es pas ce genre de grand frère, tu n'as pas à t'occuper de

ça.

Elle l'entendit étouffer un juron.

— Tu n'aurais pas pu chercher du travail dans un magasin

de prêt-à-porter au centre commercial, ou quelque chose dans

ce goût-là ?

— Pour gagner des clopinettes ? Très peu pour moi ! Au

bar, je me ferai deux dollars de plus de l'heure sans compter'

les pourboires. Et au cas où tu n'aurais pas remarqué, je n'ai

pas vraiment le look d'une vendeuse de fringues.

Elle vit un sourire passer sur ses lèvres.

— Ça ressemble à quoi, une vendeuse de fringues?

— C'est pimpant, répondit-elle spontanément.

— Un qualificatif qui ne te convient pas vraiment, en

effet.

— Les filles qui bossent dans les boutiques de fringues

sont d'anciennes pom-pom-girls qui ne pensent qu'à la mode

et aux mecs. Je deviendrais dingue si je devais supporter des

filles comme ça.

Dean éclata de rire.

— Oui, je crois que ça me taperait rapidement sur les

nerfs, à moi aussi.

— Des horaires de nuit me conviennent parfaitement,

enchaîna-t-elle comme si elle cherchait à le convaincre.

Contrairement à Cam, je ne suis pas du matin. En plus c'est à

mi-temps, donc je pourrai continuer mes études. Ce n'est pas

loin de chez moi, ce qui fait que je trouverai facilement

quelqu'un pour m'em-mener et me raccompagner. Et si je ne

trouve personne, il y a un arrêt de bus pas trop loin.

— Un arrêt de bus, répéta-t-il sans enthousiasme. Oui, tu

m'as dit ça au téléphone.

— Avant que tu ne me raccroches au nez.

— Écoute, Jacki, je n'ai pas l'intention de jouer au grand

frère qui te surveille ni rien de ce genre.

C'est pourtant ce que tu fais, songea Jacki.

— J'ai compris, se contenta-t-elle de répondre.

— Est-ce que tu crois que c'est une bonne idée de circuler

dans ce quartier en pleine nuit ? Rien qu'en allant à l'arrêt de

bus, tu risques de te faire agresser et tu auras beau crier,

personne ne t'entendra.

— Il ne m'arrivera rien.

Elle l'espérait, en tout cas. Dean commençait à lui faire

peur avec ses scénarios de films d'horreur.

Dean l'étudia un bref instant, puis haussa les épaules.

— Après tout, tu es adulte. Tu sais ce que tu as à

faire, déclara-t-il sans grande conviction en se garant

devant la maison. J'aimerais te...

Dean interrompit sa phrase et devint subitement livide.

— Mais c'est de la folie ! s'écria-t-il.

Jacki suivit le regard de Dean et découvrit... sa sœur,

juchée sur le toit de la maison !

Elle s'empressa de détacher sa ceinture et ouvrit la

portière.

— Le toit doit fuir à pleins seaux si elle est montée là-

haut.

— Dis-moi que Cam n'est pas sur le toit au beau milieu

d'un orage, gémit Dean en secouant la tête. Mais qu'est-ce

qu'elle tient à la main ? Du plastique ?

— Oui. Quand il pleut très fort, ça fuit à l'étage. Surtout le

plafond de la chambre de Lorna. Je ferais mieux d'aller

l'aider. Merci d'être venu me chercher, Dean. Ça m'a fait

plaisir de discuter avec toi.

— Je t'interdis de monter sur ce toit !

Dean avait l'air franchement furieux et Jacki comprit enfin

d'où lui venait son surnom. Lorsqu'il était en colère, son frère

faisait vraiment peur.

— Pourquoi ? demanda-t-elle en reculant d'un pas.

Dean coupa le contact et descendit de voiture. Le

claquement de la portière se répercuta le long de la rue

déserte.

Il traversa comme une flèche la pelouse détrempée, Jacki

sur ses talons, et s'arrêta juste en dessous de l'en-

droit où Cam se démenait avec une feuille de plastique.

— Qu'est-ce que tu fabriques là-haut, espèce de folle ?

hurla-t-il, les poings sur les hanches.